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Interview
Hausse des cancers chez les moins de 50 ans : «Une probable combinaison de facteurs de risques» entre sédentarité, alimentation ou pollution
Une nouvelle étude, publiée en août dans «The Lancet», confirme que certains types de cancers sont de plus en plus fréquents dans cette tranche d’âge. Les chercheurs ont encore du mal à en expliquer les raisons, comme l’explique l’épidémiologiste Emmanuelle Mouret-Fourme.
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Le cancer, une maladie de plus en plus précoce ?
Les progrès sur les traitements et la prise en charge de la maladie sont indéniables, tout comme leur effet sur le taux de mortalité. Pourtant, à l’autre bout de la chaîne, une tendance préoccupante se dessine : alors que l’âge médian de la plupart des nouveaux cas de cancer se situe entre 60 et 70 ans, certaines formes sont de plus en plus fréquentes chez les quadragénaires, trentenaires voire plus jeunes. Un an après l’étude internationale publiée dans le British Medical Journal Oncology, qui concluait que les diagnostics avaient augmenté de 80 % chez les moins de 50 ans depuis 1990, un autre travail d’ampleur enfonce le clou dans la dernière édition du Lancet. Les chercheurs de l’American Cancer Society ont analysé les données de plus de 23 millions d’Américains, nés entre 1920 et 1990, pour mesurer l’évolution d’une génération à l’autre du taux d’incidence (nouveaux cas observés sur une période donnée, ici entre 2000 et 2019). Pour 17 des 34 types de cancers étudiés – sein, pancréas, colon, thyroïde, rein, ovaires… – le taux de nouveaux cas augmente chez les générations nées entre 1980 et 1990.
Pour Emmanuelle Mouret-Fourme, oncogénéticienne et épidémiologiste à l’Institut Curie, comprendre les raisons de ce phénomène, aussi observé en France, doit faire partie des priorités de la recherche sur les cancers.
Qu’apporte cette nouvelle étude dans la compréhension des cancers précoces ?
Elle confirme le signal qu’on observe depuis quelques années, avec une méthode un peu différente puisqu’ici les chercheurs ont comparé la fréquence de diagnostic de chaque type de cancer entre les groupes selon leur année de naissance. Leurs résultats soulèvent un point particulièrement inquiétant : pour certains cancers, par exemple celui du pancréas, l’incidence grimpe à chaque groupe d’âges successif. Ce ne serait donc pas un phénomène ponctuel touchant quelques générations précises. Le risque de développer ces cancers augmente un petit peu au fil de chaque génération.
Comme ce travail s’appuie sur les données des Etats-Unis, on ne peut pas complètement calquer ces observations sur la situation française. Mais les chiffres de Santé publique France [ publiés en juillet 2023, ndlr] montrent la même tendance pour certaines localisations. C’est vrai pour le cancer du sein, du colon, du pancréas ou encore du rein. Ainsi en 1990, 98 femmes de 40 ans sur 100 000 étaient diagnostiquées d’un cancer du sein en France ; elles étaient 131 en 2023. En revanche, le cancer reste une maladie liée à l’âge : en 2023, il y avait 291 femmes de 60 ans diagnostiquées pour 100 000, contre 439 de 70 ans… Diagnostiquer un cancer chez une personne de moins de 50 ans est rare, même si les cas sont de plus en plus nombreux.
Ce phénomène est-il tout de même préoccupant ?
Il y a une grosse charge sociétale, personnelle et émotionnelle dans les cancers précoces. Avant 50 ans, on n’est pas au même stade de sa vie familiale ou professionnelle qu’une personne de 60 ans. Bien sûr, la prise en charge thérapeutique s’est considérablement améliorée [entre 2010 et 2018, la mortalité par cancer a diminué de 2 % par an chez les hommes, près d’1 % chez les femmes]. Mais les traitements contre le cancer sont lourds. Et même avec une rémission, il y aura besoin d’une surveillance à vie. La maladie empiète sur l’activité professionnelle comme les projets personnels – on sait par exemple que les personnes ayant eu un cancer ont plus de mal à avoir un crédit à la banque. La compréhension de l’augmentation des cancers dans ces tranches d’âges doit faire partie des priorités de la recherche, pour éviter que la tendance se poursuive. Voire l’inverser.
Justement, comment expliquer cette tendance ?
C’est l’autre point préoccupant : il y a encore de nombreuses inconnues. Les travaux centrés sur les cancers précoces sont très récents. Beaucoup d’études se penchent sur les causes, à tout âge, mais elles se font par localisation des cancers, ça demande un déploiement de forces assez conséquent. Elles se heurtent aussi à des limites méthodologiques. Certains facteurs – comme l’exposition environnementale, les perturbateurs endocriniens, l’alimentation – sont difficiles à démontrer. Les études nécessaires pour évaluer leur impact sont longues et coûteuses à mettre en place.
Ce qui se profile, c’est une combinaison de facteurs de risques : ils seraient plus ou moins faibles pris un par un, mais, en se cumulant chez une seule personne, ils pourraient expliquer une augmentation des risques. Je pense à la sédentarité, l’alimentation avec les produits ultratransformés, la pollution et notamment les particules fines, le tabac et l’alcool… Les évolutions sociétales ont aussi un impact – comme, pour le cancer du sein, les grossesses plus tardives. C’est pourquoi il y a un intérêt à comparer ce qu’il se passe d’un pays à l’autre, pour écarter ou nuancer des hypothèses selon les spécificités nationales. Dans l’étude du Lancet, les chercheurs soulignent par exemple la potentielle influence de l’épidémie d’obésité chez les jeunes Américains pour expliquer la hausse de certains cancers. En France, même si elle augmente, on n’est pas à ce niveau. Et pourtant ces mêmes cancers progressent.
Est-ce que cela amène à revoir les politiques de prévention et de dépistage ?
Le dépistage est une vraie question chez les moins de 50 ans, pour qui il n’existe pas d’outils spécifiques. Pour le cancer du sein, pas mal d’études internationales estiment que l’efficacité du dépistage organisé à partir de 40 ans n’est pas formellement démontrée pour le moment. A l’Institut Curie nous sommes en train de réfléchir à quel meilleur dépistage faire à partir de quel âge pour certains profils spécifiques. Pour autant, est-ce qu’il serait bénéfique de généraliser les mammographies chez tout le monde dès 20 ans, et donc se faire dépister toute sa vie ? Il faut trouver le bon compromis pour éviter de créer un stress inutile. Et surtout rester vigilant sur les symptômes inhabituels, quel que soit l’âge. On peut aussi agir en amont, sur les facteurs de risque déjà identifiés. Plus d’activité physique pour lutter contre la sédentarité, limiter la consommation de tabac et d’alcool, celle des produits ultratransformés… Et mettre en œuvre des politiques publiques pour réduire la pollution environnementale.
Il faut aussi rappeler que seulement la moitié des femmes de plus de 50 ans participe au dépistage organisé du cancer du sein ; le chiffre tombe à 30 % des hommes et femmes pour le cancer du côlon. Avant de proposer de dépister une population plus large, encore faut-il améliorer la participation des personnes déjà ciblées.
Libération