Information
Rodolphe Saadé, un héritier entrepreneur à la conquête du monde
« Intuition ; volonté ; développement sans limite. » C'est par ces quelques mots, confiés au Figaro à la veille de sa prise de fonction à la tête de CMA CGM en 2017, que Rodolphe Saadé définissait ses ambitions pour l'entreprise fondée en 1978 par son père, venu du Liban.
Jacques Saadé, décédé en 2018, était un roc, concentré sur le développement de nouvelles routes maritimes. Son fils aîné, Rodolphe, 52 ans aujourd'hui, a rapidement fixé au groupe créé à Marseille un nouveau cap allant au-delà des mers. À l'époque de sa nomination au poste de PDG, les mots « logistique » , « e-commerce » , et « numérique » faisaient déjà partie du vocabulaire du dauphin. Cinq ans plus tard, le fils d'armateur devenu grand patron a relevé le challenge qu'il s'était fixé. CMA CGM s'est imposé à force de croissance externe comme un acteur global et mondial de la logistique maritime, terrestre (Gefco, Colis Privé, CLS d'Ingram) et aérienne (Ceva logistics et bientôt Air France).
« Rodolphe Saadé développe le groupe de façon très accélérée. Mais je l'ai vu évoluer ces dernières années, et en réponse à votre question sur sa vision pour l'entreprise, il dirait certainement aujourd'hui, ''développement sans limite mais responsable''. » Il est soucieux de l'impact du groupe sur son environnement, tant du point de vue écologique que social et sociétal » , estime Antoine Gosset-Grainville, l'un de ses avocats (associé du cabinet d'avocat BDGS et président d'Axa).
Entreprise la plus profitable de France
En 2021, à la faveur de la conjoncture mondiale, l'entreprise est devenue la plus profitable de France, dégageant un résultat net de 16,5 milliards d'euros, supérieur à celui de TotalEnergies. Alors que CMA CGM est aujourd'hui sur le sommet de la vague, Rodolphe Saadé, en entrepreneur, profite de la situation favorable pour investir. Car il sait que l'activité de transport maritime est cyclique et aux prises avec la géopolitique.
Dix-neuvième fortune professionnelle de France selon Challenges en 2021, la famille Saadé détient les trois quarts du capital de l'entreprise au côté du turc Yildirim et de Bpifrance. Le PDG de CMA CGM est devenu une figure incontournable du capitalisme français. Vivant heureux loin de Paris, Rodolphe Saadé cultive sa différence en imposant aujourd'hui Marseille comme une capitale mondiale de la logistique et du transport, 2500 ans après la création de son port par les Grecs phocéens .
« Quand il a racheté Ceva Logistics (en 2019, NDLR), il a immédiatement voulu relocaliser chez nous cette entreprise suisse et m'a demandé de monter une opération séduction pour 200 cadres afin qu'ils déménagent à Marseille avec le siège social. CMA CGM est un groupe mondial. Rien n'obligeait Rodolphe à apporter cette valeur à Marseille. Il y tenait pourtant viscéralement » , témoigne Didier Parakian (LREM), actuel vice-président de la Métropole Aix-Marseille Provence et ami de l'armateur. « Marseille est une ville populaire, plutôt pauvre. C'est une chance historique d'avoir dans notre ville un businessman qui transforme en or tout ce qu'il touche » , salue l'élu.
Derrière la réussite se cache un homme discret, que d'aucuns disent « dans le contrôle en permanence » , avare en mondanité, et proche de sa famille avec laquelle il passe le plus de temps possible. On le dit également amateur de course à pied et d'art contemporain. « C'est un homme réservé, sur son quant à soi, mais qui n'est pas pour autant fermé. Il a beaucoup d'humour et sa réserve est une forme de correction » , assure Dominique Bussereau, deux fois secrétaire d'État aux Transports au début des années 2000 et membre du conseil d'administration de CMA CGM depuis 2012.
Cette « réserve » est parfois tenue en interne pour de la froideur. « À mon époque, les Saadé avaient leur ascenseur personnel » , se souvient un ancien collaborateur. Critique d'un management qu'il estime rude, un ancien haut cadre témoigne : « Il n'y a pas de perte de temps en réunion... ce qui veut dire aussi peu de considération pour ce qui touche de près ou de loin à votre situation personnelle. Il règne ici un culte de la performance où le compliment est rare » , affirme-t-il. Avant de saluer la vision de son ex-patron. « Rodolphe Saadé est un homme d'affaires très avisé. Il sait s'entourer des meilleurs qu'il sait d'ailleurs très bien payer. La diversification, c'est lui qui l'a toujours portée. Il est également conscient des limites du tout-pétrole, ce qui l'a poussé à investir le premier dans les carburants de synthèse et les moteurs au GNL. Il décide vite et surtout, il voit loin. »
Attachement à Marseille
À l'écoute de son environnement d'affaires et attentif à l'innovation, le PDG s'est également ouvert sur la ville. Au pied de la tour CMA CGM, il a poussé à la création de ZeBox, un incubateur d'entreprises installé dans les murs de l'ex-Compagnie générale transatlantique à laquelle succéda CMA CGM. « ZeBox n'est pas une opération de mécénat, mais un outil de recherche de compétences pouvant constituer un vivier pour l'entreprise. Marseille a une certaine réputation et il n'est pas évident d'y faire venir du monde , euphémise Dominique Bussereau. C'est pourquoi Rodolphe Saadé cherche à développer toutes les possibilités de faire émerger des talents locaux. » En outre, le groupe a récemment posé la première pierre de Tangram, son « centre d'excellence dédié à la création du transport et de la logistique durables de demain » sur le terrain de l'École nationale supérieure maritime (ENSM) à la Pointe-Rouge dans les quartiers sud de Marseille.
Foncièrement attaché à sa ville, Rodolphe Saadé y pratique le mécénat, au travers de la fondation CMA CGM, et y investit dans l'entrepreneuriat, la formation, les nouveaux carburants mais aussi... la presse régionale ! Ainsi, le Marseillais fait du rachat du quotidien La Provence, qu'il dispute à Xavier Niel, un dossier si personnel qu'il est prêt à en faire l'acquisition pour un montant hors marché, à deux fois son prix estimé. Folie ou caprice ? « La Provence, c'est le choix du coeur et rien d'autre. C'est une autre preuve d'amour pour Marseille. C'est le journal qu'il lit depuis toujours. Ce dossier le montre. Il n'a pas peur de sortir de sa réserve et d'aller à la castagne pour défendre ce qu'il aime » , balaye Didier Parakian.
Toujours investi au Liban, où est installé le holding familial , Rodolphe Saadé n'oublie pas son pays natal. Profondément affecté par l'explosion du port de Beyrouth en 2020, il participera activement à sa reconstruction. En février, CMA CGM a obtenu pour une période de dix ans la gestion, l'exploitation et la maintenance du terminal du port à conteneurs.
Si depuis cinq ans CMA CGM a renouvelé son équipe dirigeante et ses activités avec du sang neuf, son coeur bat invariablement pour les places maritimes de Marseille et de Beyrouth.
Le Figaro