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Le roman russe de la Société générale
« De l’eldorado au bourbier, l’aventure russe des grands groupes français » (1/5). La guerre en Ukraine est un scénario noir pour la seule banque française à détenir, à travers Rosbank, un établissement en Russie.
En cette fin d’été 2006, la Russie de Vladimir Poutine, portée par plusieurs années de forte croissance économique, attire les investisseurs tentés par la conquête de l’Est. Le 13 septembre, Daniel Bouton, alors patron de la Société générale, a rendez-vous à Moscou avec le numéro deux de la banque centrale russe. Il veut s’emparer d’un des principaux établissements financiers du pays, la Rosbank (« banque russe »). L’institution française en a déjà pris une part de 10 %, quelques semaines auparavant, et entend monter au capital.
Quelques heures après leur rendez-vous, le banquier central, Andreï Kozlov, est assassiné. « Il allait voir un match de football et il s’est fait abattre devant le stade, se rappelle Daniel Bouton. Selon la banque centrale, il voulait mettre de l’ordre dans la multitude de petites banques russes de l’époque et qui étaient autant de foyers de corruption. » Blanchiment d’argent sale issu du crime et de pots-de-vin, évasion fiscale, méthodes mafieuses… Le climat sulfureux qui entoure alors le système bancaire russe ne refroidit pourtant pas la Société générale. « On savait depuis le début que le pays était dangereux », reconnaît M. Bouton.
Pourtant, la guerre que la Russie mène en Ukraine depuis le 24 février, le groupe bancaire ne l’aurait jamais envisagée. Seule banque tricolore à détenir, à travers Rosbank, un établissement en Russie, Société générale affronte « une crise géopolitique hors norme », comme l’a confié, mardi 8 mars, son directeur général, Frédéric Oudéa, aux organisations syndicales du groupe. Quand, chaque jour depuis l’invasion de l’Ukraine, des multinationales annoncent quitter Moscou ou suspendre leur activité, la banque française fait le choix d’y rester. « C’est un peu plus facile de fermer temporairement une dizaine de magasins et d’arrêter de vendre des sacs de luxe que pour Société générale, qui a des milliers d’employés, d’arrêter l’activité », a argué le directeur général, devant les élus du personnel.
« Période de bordel administratif et d’expansion fantastique »
Pour la banque, il n’est pas question, à ce stade, de partir en laissant les clés de Rosbank, chèrement acquise (4 milliards d’euros au total), avec le risque de tout perdre. Sans aller jusqu’à évoquer des nationalisations, le président russe a en effet évoqué, ces derniers jours, la nomination d’administrateurs « externes » à la tête d’entreprises étrangères quittant la Russie, « pour les transférer à ceux qui veulent les faire fonctionner ».
Un scénario noir pour Société générale, dont l’appétit pour le marché russe remonte à la fin du XIXe siècle. Ses premières opérations dans le pays datent de 1872. Dans la foulée de l’alliance franco-russe, l’établissement fonde, à Saint-Pétersbourg, une filiale, la Banque du Nord, pour profiter du décollage industriel de l’empire. Cet héritage disparaît avec la révolution russe de 1917 et la nationalisation des banques.
Un demi-siècle plus tard, la banque française est prête à retenter sa chance dans ce qui est devenu l’URSS, lorsque la détente s’installe dans les relations Est-Ouest. Elle ouvre, en 1973, un bureau de représentation à Moscou, y finance des opérations portées par des capitaux russes, et surtout étrangers. La Société générale a donc un pied dans la place, lorsque l’URSS s’effondre. S’ensuit « une période de bordel administratif et d’expansion fantastique, un capitalisme débridé, complètement dérégulé, pas toujours très régulier », témoigne Daniel Bouton.
« Nous avions la pétoche »
La banque se développe en profitant de la libéralisation, dans un « marché à marges énormes ». « Nous avions la pétoche, dit l’ancien PDG, car, si la banque centrale de Russie exerçait bien sa mission de régulation, nous n’étions pas certains qu’il n’y avait pas de corruption ici ou ailleurs, c’était toujours très sportif. » Société générale devient propriétaire de plusieurs petits établissements dans le pays : DeltaCredit, Rusfinance, et surtout Bank Société générale Vostok, qui prospère, mais n’a pas accès aux dépôts des Russes pour se financer. Se dessine alors le projet d’acheter une banque dotée d’un réseau d’agences.
L’époque est aux acquisitions tous azimuts, dans l’effervescence et les excès qui précèdent la crise financière de 2008. Société générale court plusieurs lièvres à la fois. En 2006, elle se bat – en vain – pour s’emparer de la Guangdong Development Bank, en Chine, tout en s’intéressant à Rosbank, le deuxième réseau bancaire, privé, de Russie, avec plus de 700 agences sur près de 80 % du territoire. Daniel Bouton se rend à Saint-Pétersbourg visiter quelques agences. Ses banques conseil lui recommandent d’acheter ce qu’elles considèrent être le meilleur établissement du marché russe à la holding Interros, de l’oligarque Vladimir Potanine.
Cet homme d’affaires, placé régulièrement en tête de la liste des hommes les plus riches de Russie, selon le classement Forbes, compte parmi les proches de Vladimir Poutine. Il a amassé son énorme fortune dans les années 1990, en profitant des premières privatisations de l’ère Boris Eltsine. Avec son partenaire Mikhaïl Prokhorov, Vladimir Potanine fait l’acquisition de Norilsk Nickel (Nornickel), géant minier, dont il est le principal actionnaire.
En mai 2013, coup de tonnerre
« Je rencontre M. Potanine plusieurs fois, raconte Daniel Bouton. C’est toujours assez folklorique. Il se déplace dans un convoi de trois 4 × 4 blindés noirs, pour que le bandit qui voudrait le tuer ne sache pas dans laquelle il se trouve. » L’affaire est donc conclue. Fin septembre 2006, l’établissement français monte au capital de Rosbank et pose une option pour en prendre le contrôle. Dans un communiqué de presse, Daniel Bouton déclare voir « dans la Russie l’un des marchés les plus prometteurs de ces prochaines années ». Il s’agit à la fois de miser sur la bancarisation de la population et de financer les entreprises locales et les multinationales en Russie.
Rien ne se passe comme prévu. En mai 2013, coup de tonnerre : devant les caméras de télévision, les policiers d’une unité spéciale du ministère de l’intérieur russe viennent interpeller en flagrant délit le patron de Rosbank, Vladimir Golubkov, au siège de la banque à Moscou. Il aurait reçu un pot-de-vin de 5 millions de roubles (125 000 euros) de la part d’un entrepreneur russe, en échange d’un prêt à des conditions avantageuses. Les images fournies par la police – toujours disponibles sur YouTube – montrent les petites coupures qui s’étalent sur son bureau. Le dirigeant se dit innocent, et ses soutiens évoquent une manipulation. « L’arrestation a été spectaculaire, mise en scène, c’était très impressionnant d’un point de vue médiatique », raconte un membre de l’état-major du groupe à l’époque.
A Paris, on annonce, dans les jours qui suivent, le licenciement de Vladimir Golubkov. « Lors de l’arrestation, notre priorité a été de veiller à la continuité des opérations de Rosbank. Nous avons effectué un changement immédiat de gouvernance », indique le groupe. M. Golubkov, après un court passage en prison, est, un temps, assigné à résidence. Il n’a jamais été jugé, et la justice russe a finalement abandonné les poursuites à son encontre, début 2016. L’affaire, qui témoigne du climat dans lequel agissent les milieux économiques, commence à faire douter certains investisseurs. Selon eux, il est peut-être temps pour la maison mère de céder Rosbank. « Ça aurait pu être un “wake-up call” [une prise de conscience] », admet aujourd’hui un ancien dirigeant de Société générale.
« Rosbank, c’est une machine à perdre »
D’autant que, sur le plan financier, l’aventure russe ne tient pas ses promesses. Rosbank tarde à devenir le relais de croissance espéré, quand, début 2014, Vladimir Poutine entreprend un coup de force en Ukraine et annexe la Crimée. En réponse, l’Union européenne impose une vague de sanctions économiques à la Russie. Les taux d’intérêt s’envolent, le rouble et le pouvoir d’achat des ménages chutent, et le coût du risque (les provisions pour pertes potentielles sur des crédits non remboursés) de Rosbank flambe. Société générale perd beaucoup d’argent en Russie et les analystes financiers considèrent désormais cet investissement comme une vulnérabilité. « Rosbank, c’est une machine à perdre », assène David Benamou, associé gérant chez Axiom.
A force de restructurations, la banque parvient finalement à redresser sa filiale. En 2016, dix ans après l’entrée de Société générale à son capital, Rosbank finit par repasser dans le vert, en dégageant un petit bénéfice de 8 millions d’euros. La rentabilité se confirme. L’établissement affiche, en 2021, un profit de 115 millions d’euros.
Pendant ces années difficiles, « il n’était pas question de quitter la Russie », affirme un ancien de Société générale. Une fois l’entité russe remise à flot, en revanche, le sujet émerge. Le 16 janvier 2020, le conseil d’administration de Société générale se déplace en Russie. Pour la banque, il s’agit de faire « un focus sur la Russie et sa trajectoire stratégique ».
Gérard Mestrallet, administrateur de la banque française et ancien PDG d’Engie, qui a financé à hauteur de près de 1 milliard d’euros le gazoduc Nord Stream 2, a contacté son ami Maurice Leroy, ministre de la ville du gouvernement François Fillon, qui travaille désormais sur le projet du Grand Moscou, pour qu’il organise une rencontre avec le maire de Moscou.
« Il a pris le temps de recevoir le conseil pendant une heure et demie, tout le monde était très content », témoigne l’ancien ministre. Un participant raconte que « la question de vendre se posait », et qu’à la suite de ce séminaire, « le choix a été fait de rester en Russie ». « Pour ma part, j’ai été séduit par les progrès que faisait Rosbank, j’ai contribué à cet aveuglement, alors qu’à l’époque, cette filiale avait de la valeur. »
Après un demi-siècle d’effort pour reprendre pied en Russie, Société générale se prépare aujourd’hui à être expropriée. Dans un communiqué publié le 3 mars, elle s’est dit « tout à fait en mesure d’absorber les conséquences d’un éventuel scénario extrême, qui affecterait les droits de propriété sur ses actifs bancaires en Russie ».
Le Monde