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PALME D'OR: LE GRAND BONG EN AVANT
Au terme d'une édition aussi prestigieuse que défricheuse, le 72e Festival de Cannes a rendu samedi soir un palmarès enthousiasmant et politique, distinguant nouveaux regards et signatures plus confirmées.
Dans une édition saturée d’auteurs rompus aux joies de la compétition cannoise et de multiprimés à ne plus savoir où ranger ses palmes sur les étagères du prestige international, le palmarès rendu samedi soir à l’issue d’un 72e festival de Cannes aura su dompter l’effet fracassant de la vague de films imposants portant des signatures qui ne le sont pas moins, pour composer le paysage d’un cinéma aux énergies renouvelées, filmé au présent, aussi férocement qu’intelligemment politique − à l’inverse du catalogue de belles causes perdues édifié sur la même scène l’an dernier. Le vainqueur de la palme d’or, le Sud-Coréen Bong Joon-ho, 49 ans, n’est certes pas exactement un bleu, et Parasite n’est pas forcément son plus grand film, si l’on considère ses prédécesseurs Memories of Murder, The Host ou Snowpiercer. Mais celui-ci n’avait encore jamais rien gagné dans les festivals les plus prestigieux, et présentait cette année en compétition une sorte de brillante série B, loin des évidences de films à récompenses. Le film marque aussi un retour à une forme de réalisme déserté depuis longtemps, et à son pays, la Corée du Sud, après deux grosses productions internationales (dont Okja, production Netflix cernée de controverses lors de son passage cannois en 2017). Mettant en miroir deux familles que socialement tout oppose, dont l’une infiltre progressivement la demeure de l’autre, Parasite compile ses obsessions thématiques et tours virtuoses sans forcément emmener sa satire au-delà de ce que l’on connaissait déjà d’un très grand cinéaste, que l’on ne peut que se réjouir de voir ainsi distingué.
Sur la seconde marche du palmarès, le grand prix du jury, surgit Atlantique, le premier long métrage de la Franco-Sénégalaise Mati Diop, 36 ans, film de fantômes et d’amour fou, qui capte − sur une pente fantastique entre Jacques Tourneur, Claire Denis et Apichatpong Weerasethakul − la jeunesse dakaroise, celle qui part et celle qui reste, en morts plus vivants que les puissances qui les asservissent. Un choix du jury présidé par le Mexicain Alejandro González Iñárritu, qui valide la perfusion de sang neuf tentée avec plus de bonheur que jamais par Thierry Frémaux dans sa sélection, au même titre que ceux remis à d’autres primo-accédants à la compétition (Céline Sciamma, Ladj Ly, Jessica Hausner) où, et c’est loin d’être un détail dans le contexte cannois, trois des quatre seules réalisatrices en lice pour la palme auront accroché quelque chose au palmarès officiel.
Banderas plutôt qu’Almodóvar
Ce souci de ravalement n’empêche pas pour autant les frères Dardenne de continuer à grappiller pièce par pièce l’intégralité des prix possibles, parfois en plusieurs exemplaires. Les Belges vont avoir encore un peu plus de mal à circuler chez eux au milieu de leurs bibelots dorés, leur portrait d’un jeune adolescent musulman sur la pente à sens unique de la radicalisation, le Jeune Ahmed, leur valant leur premier prix de la mise en scène, après un prix du scénario, un grand prix et deux palmes − bientôt la collec complète, à n’en pas douter. Le prix d’interprétation masculine remis à Antonio Banderas peut paraître intensément mérité, tant l’acteur précipite toute la matière existentielle et intime de son osmose avec un grand cinéaste dans le magnifique Douleur et Gloire, mais c’est là aussi un nouveau camouflet pour Pedro Almodóvar, acclamé comme rarement lors de la présentation du film, profondément autobiographique, et à qui les trophées les plus prestigieux s’obstinent à se refuser. Malgré l’amitié de quarante ans entre le cinéaste et l’acteur, quelque part à Madrid, toute la vaisselle a dû passer dans le patio.
Alors qu’on aurait bien vu la géniale Virginie Efira triompher en personnage-titre de Sibyl, dans le chef-d’œuvre de comédie dépressive de Justine Triet (restée bredouille − scandale !), l’actrice consacrée cette année est la Britannique Emily Beecham, pour sa présence inquiète et sa rousseur flashante dans la très clinique fable SF de Jessica Hausner, Little Joe, où la comédienne campe une scientifique qui élabore une plante prenant peu à peu possession des cerveaux de son entourage. Et ce prix, on l’aurait bien vu revenir aussi à Noémie Merlant, étincelante révélation du Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, pour la première fois en compétition, qui reçoit finalement le prix du scénario − histoire de la brève passion d’une peintre (Merlant) et de son modèle (Adèle Haenel) sur un rocher breton au XVIIIe siècle.
Au nom d’un ex-æquo, le prix du jury lance, lui, un pont entre Seine-Saint-Denis et Nordeste brésilien. En distinguant d’une part le premier film de Ladj Ly, les Misérables, tourné à Montfermeil (que le cinéaste a résumé sur scène par ce constat, «le seul lien qu’il y a entre habitants des quartiers et les policiers, c’est la misère»). D’autre part le Bacurau de Juliano Dornelles et Kleber Mendonça Filho (déjà réalisateur d’Aquarius et les Bruits de Recife), dystopie violente, sous haute influence de John Carpenter, relatant l’autodéfense d’un village du sertão contre l’attaque d’un commando de tueurs. Après le prix Un certain regard remis la veille à un autre Brésilien, Karim Aïnouz, les cinéastes ont dédié leur discours aux «travailleurs et travailleuses du Brésil de la science, de l’éducation et de la culture», à l’heure où les milieux culturels subissent un assaut sans précédent dans l’histoire démocratique du pays de la part du régime de Jair Bolsonaro.
Prix bâtard pour Suleiman
Dans une édition forte en révélations (tels les superbes Abou Leila de l’Algérien Amin Sidi-Boumédiène et Séjour dans les monts Fuchun de Gu Xiaogang), la caméra d’or, dévolue au meilleur premier film, distingue le très académique Nuestras Madres, du Guatémaltèque César Díaz, passé par la Fémis. L’histoire d’un jeune employé d’un service gouvernemental d’inventaire des victimes et disparus de la guerre civile et de la dictature, dont le travail minutieux d’excavation et d’identification de squelettes tient lieu de prétexte à rechercher son guérillero de père. On devine que ce choix doit beaucoup à la coïncidence entre le sujet passionnant d’un film qui l’est moins et les préoccupations de cinéaste du président du jury de la caméra d’or, le Cambodgien Rithy Panh, réalisateur de nombreux films sur la mémoire du génocide des Khmers rouges. Le tableau d’honneur est complété par It Must Be Heaven, mention spéciale, prix bâtard pour un film difficilement classable, y compris en termes de bonne conscience politique, puisqu’il y est question, avec beaucoup d’humour, de la difficulté à être perçu comme autre chose que comme Palestinien lorsqu’on est un cinéaste de Nazareth.
«Marxiste, very marxiste !» : l’adjectif lancé par Jesse Eisenberg, croisé dans les chiottes de la salle Debussy, pour faire l’éloge de notre portraitiste Clem «Rosa Luxemburg» Mercier quelques heures après leur rencontre, pourrait s’appliquer non seulement à la sélection de l’année mais aussi à ce podium final. Tout le cinéma est sur la lutte des classes, mais une partie de ce palmarès aussi : entre Parasite de Bong Joon-ho, évidente allégorie en sous-sol des sanglants dysfonctionnements de la hiérarchie sociale, Atlantique de Mati Diop et ses ouvriers dakarois privés de salaire qui s’unissent depuis l’au-delà contre leur patron, ou Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, qui aura grave gilet-jauné le sertão brésilien en faisant passer à la résistance armée l’intégralité de sa communauté du Nordeste – voire à la limite le Jeune Ahmed des camarades Dardenne –, les films primés auront pris à bras-le-corps les diverses figures de la guerre menée par le capital contre l’humanité et tous ses personnages.
Formidable scène de cuni
Rien donc pour les Américains (Jarmusch, Malick, Sachs, Tarantino qui se consolera avec une palm dog bien méritée), que dalle pour les très beaux films d’Arnaud Desplechin (Roubaix, une lumière), Corneliu Porumboiu (les Siffleurs), Marco Bellocchio (le Traître) et donc Justine Triet (Sibyl) − il n’y avait pas de place pour tout le monde, et certainement pas pour Abdellatif Kechiche. Malgré d’inévitables déceptions, et un taux de churn désastreux lors de certaines projections, l’édition qui aura couronné Bong Joon-ho et son Parasite fut dans toutes les sélections (Officielle, Quinzaine des réalisateurs, Semaine de la critique, Acid) d’une richesse à la hauteur de ses promesses immenses.
Mais le vrai grand film parasite du festival, dans tous les sens du terme, fut Mektoub My Love : Intermezzo. Alors qu’Abdellatif Kechiche aura offert au Festival sa nuit la plus incandescente, trois heures et demie de pur présent, torrent d’images qui, de 22 heures à 1h28 du matin dans la nuit de jeudi à vendredi, auront changé la face de la compétition, d’une radicalité sommant chacun de se positionner, violemment pour ou contre, à coups de tweets et de critiques sans aucune mesure, ce film-là sera resté prizeless. Peut-être le souvenir de la palme controversée à la Vie d’Adèle était-il trop vif, sûrement que le geste de réinvention des formes cinématographiques, trop neuf et dément, aura dérouté, effrayé (voire fait sombrer dans la semi-démence certains membres du jury dont on nous a rapporté qu’ils ne pouvaient plus contenir une hilarité nerveuse au troisième passage du Voulez-vous d’Abba), et placé le film très sûrement hors toute catégorie relevant d’une quelconque hiérarchisation des objets ou d’une «palme» − aucun autre prix n’était imaginable. Mais il ne faudrait pas minimiser le pouvoir répulsif de la traîne de polémiques que le film semblait d’ailleurs très consciemment appeler autour du «male gaze», polémiques relayées par toute la presse anglo-saxonne ou quasi, d’autant plus regrettable que jamais Abdellatif Kechiche n’aura fait un film se plaçant autant du côté de ses héroïnes et de leurs désirs, répondant explicitement aux reproches qui lui avaient été adressés pour le premier volet de Mektoub… Merci au passage, Abdellatif, pour cette formidable scène de cuni. Qu’un critique de la presse française ait estimé qu’elle ne «sert à rien» dit évidemment tout le contraire, et maintenant que tu l’as faite, est-ce que tout le monde pourrait passer à autre chose ? Une femme qui prend son pied, il devrait être possible de s’en remettre.