Impressionnante de brutalité et de maîtrise, cette nouvelle série HBO dresse le portrait d’une famille qui se déchire pour arracher des lambeaux d’héritages des mains de son patriarche, sorte de Rupert Murdoch vieillissant.
27 juin 2018 à 09:12
Le clan Roy en mode sourire.
Le clan Roy en mode sourire. HBO
Série
Personne ne se soucie des 1 %, des familles blotties dans des forteresses de verre ou de marbre et dont la richesse est telle qu’elle empêche toute forme de compassion à leur égard. Succession s’intéresse à ces gens-là et ne cherche jamais à flatter le spectateur en lui jetant un os, un personnage vaguement sympathique qui faciliterait l’identification au sein de la famille Roy, dont les membres s’arrachent les lambeaux de l’empire médiatique fondé par le patriarche Logan Roy. En ce sens, Succession marche dans les pas d’une autre série HBO, les Soprano, qui mettait en scène un autre type de famille dont la vulgarité et la violence étaient des traits distinctifs.
Succession s’ouvre sur un programme contrarié à la dernière minute. Un des fils Roy, Kendall, s’apprête à reprendre les rênes de l’empire médiatique bâti par son père, après avoir œuvré dans l’ombre pendant des années. Il ne reste que quelques papiers à signer, une compagnie de tech à racheter au petit-déjeuner histoire de prouver qu’il appartient au club des requins. Mais le deal ne se passe pas comme prévu et quand Ken file rejoindre la famille pour un grand dîner célébrant les 80 ans de son père, le père remballe ses projets.
Système vérolé
Au contraire, l’empereur Logan Roy (Brian Cox, régalien) annonce à ses enfants qu’il ne prendra pas sa retraite et qu’il souhaite redistribuer les cartes entre eux, notamment pour impliquer davantage leur belle-mère. Kendall crie à la trahison, le cadet Roman lance un sourire carnassier, tandis que sa sœur Shiv, qui a opté pour la politique, étudie les leviers qu’elle pourrait tirer de cette nouvelle situation. Connor, l’aîné, s’en remettant à l’avis général afin de rester le plus loin possible du business familial. La guerre fratricide est déclarée et rapidement compliquée par le malaise qui saisit soudain le paternel.
Le clan Roy à la campagne. Photo HBO
Créateur britannique à qui l’on doit notamment The Thick of It, excellente comédie noire sur les coulisses de la politique des années Blair, Jesse Armstrong fait ici sa première incursion en terres américaines. Aidé, pour l’occasion par un autre habitué des comédies, Adam McKay, qui filmait il y a deux ans la finance en tant que système vérolé dans The Big Short. Ici producteur (et réalisateur du premier épisode), il entend montrer l’envers d’un conglomérat familial (bel oxymore).
Les fantômes de Murdoch et de Lear
Impossible de regarder le premier épisode sans y trouver partout des références venues de la fiction comme du réel : la compétition familiale pour le trône du roi Lear, ou le romanesque héritage orchestré par le magnat Rupert Murdoch qui a préféré démanteler une partie de son empire plutôt que de le céder ; tandis que le coaching de Kendall évoque – avant que ça ne tourne mal pour lui – la figure d’un jeune Arnaud Lagardère, préparé à son rôle de dauphin en s’occupant des filiales multimédias. Mais la série de Jesse Armstrong parvient à imposer très tôt une galerie de personnages suffisamment épais et dérangés pour ne pas se laisser dévorer par ces fantômes.
Sadique, Succession brille dans sa façon d’exposer les fractures qui parcourent cette fratrie au bord du parricide, de mettre en évidence leurs hésitations quand ils cherchent par-dessus tout à projeter une image de froide certitude. Elevés dans le culte de la toute-puissance, les quatre enfants Roy ne supportent pas la contradiction, et la moindre contrariété se finit souvent en licenciement («le beurre était trop froid»).
Obligés de cohabiter, faute de pouvoir s’entendre, pour assurer l’intérim et pourquoi pas le prolonger. Ils avancent à tâtons, certains goûtent avec cruauté le droit de vie et de mort que leur confère leur soudain pouvoir, d’autres célèbrent leur triomphe en se branlant contre la fenêtre de leur bureau qui domine New York, mais tous se réfugient à un moment ou à un autre dans une position infantile : «Il faut qu’on vérifie auprès de papa.»
L’agneau Kendall (Jeremy Strong) au chevet du père fouettard (Brian Cox). Photo HBO
En le montrant en train de rapper sur les Beastie Boys avant de couper le son du casque qu’il a sur les oreilles pour ne laisser que sa voix nue et ridicule résonner dans la limousine qui le conduit au travail, la série établit que Kendall est le plus fragile de tous dès sa première apparition. Présenté partout comme l’inévitable successeur de son père, il se rêve en patron disrupteur de la nouvelle économie mais semble trembler dans son costume.
Trou noir
Formidable dans le genre lavasse, Jeremy Strong parvient à donner une consistance à ce punching-ball. Son personnage est le dernier à encore s’imaginer de taille pour un fauteuil de PDG, trop grand pour qui n’a pas le goût du sang et y cherche la reconnaissance de son père. Comme lui, chaque membre de la famille s’étoffe au fil des épisodes sans se départir de ses petitesses ou devenir franchement aimable.
Fresque familiale dans le royaume dévergondé du népotisme d’affaires, Succession dessine le pouvoir (en partant la maison Roy) comme un trou noir, qui attire irrémédiablement tous ceux qui gravitent autour avant de les réduire en morceaux. Le cœur des ténèbres prenant chair au travers du personnage de Logan Roy. Self-made-man impitoyable avec les faibles, lui-même précipité dans une position de fragilité, il est au mieux ce vieux chêne qui jette son ombre sur le reste de l’assemblée, au pire un prédateur alpha entouré d’un pack de hyènes, ces charognards qui à l’occasion peuvent chasser en bande.
Marius Chapuis
SUCCESSION série de JESSE ARMSTRONG (10x52 minutes)
En cours de diffusion sur OCS