Information
Le modèle républicain d'intégration et la montée du Front National
La critique à l'emporte-pièce des modèles d'intégration n'est pas une nouveauté en politique, ni une spécialité française, bien qu'on y excelle. On se souviendra par exemple qu'en février 2011, Nicolas Sarkozy déclarait sans rire à la télévision française que le multiculturalisme en France était un échec. Or, pour les spécialistes de la question comme Christophe Bertossi ou Eric Keslassy, une telle affirmation est vide de sens, elle ne correspond à aucune réalité ! Pourquoi ? Simplement parce qu'il n'y a jamais eu en France de politique nationale de multiculturalisme. Ni en Allemagne d'ailleurs (et donc Angela Merkel avait tout faux également lorsqu'elle a déclaré, en octobre 2010, que le multiculturalisme en Allemagne avait échoué). Le modèle français, c'est le modèle républicain d'intégration, et ce n'est pas du multiculturalisme, c'est même quasiment l'inverse.
Pour la France, la question centrale est donc de savoir, non pas si le multiculturalisme est un échec, mais si le modèle républicain d'intégration en est un. Le modèle français est-il efficace pour lutter contre les préjugés, le racisme et les discriminations? Ou, au contraire, ce modèle aurait-il comme conséquence, directe ou indirecte, de renforcer les préjugés et la xénophobie? Face à la montée du Front National en France, il devient de plus en plus important de comprendre l'origine des préjugés, de l'ethnocentrisme et de la xénophobie. Les préjugés anti-immigrés sont les moteurs traditionnels du vote FN, comme les travaux de Nonna Mayer à Sciences Po l'ont abondamment illustré.
Jusqu'à récemment, on avait peu d'information objective concernant les liens entre le modèle républicain et les préjugés des individus. Mais des recherches récentes réalisées par une équipe du Laboratoire de Psychologie Sociale et Cognitive de Clermont-Ferrand proposent un éclairage inédit sur cette question. En effet, il faut savoir qu'en France, les analyses du modèle républicain français en sociologie, en histoire ou en philosophie politique décrivent très bien les principes politiques et les valeurs qui sont au cœur de ce modèle, mais elles débouchent rarement sur des analyses concrètes de la réalité permettant de dépasser la réflexion théorique ou les positions de principe.
La démarche adoptée dans ces nouvelles recherches était simple. Utilisant les meilleures techniques d'enquête, nous avons cherché à mesurer comment les individus se positionnent face aux principes du modèle républicain afin de mettre en rapport ce positionnement avec les préjugés anti-immigrés plus ou moins importants que ces personnes affichent. Ce travail a mis en évidence d'abord un attachement très important des Français face à deux grands principes républicains.
Le premier principe est celui de la citoyenneté républicaine qu'on pourrait aussi appeler l'égalité républicaine. C'est l'idée qu'il n'y a pas de groupes, de minorités ethniques ou de communautés en France, mais uniquement des citoyens, tous égaux devant la loi. Cette idée est au cœur d'innombrables analyses du modèle républicain français en sociologie, en histoire ou en philosophie politique. Professeure de théorie politique à l'Université de Londres, Cécile Laborde résume ce principe en disant: "l'Etat républicain est aveugle aux différences culturelles et ethniques" (p. 17). Notre instrument mesure comment les gens se positionnent face à ce principe. Si la plupart des participants dans nos enquêtes approuvent ce principe, certains n'y voient pas grand intérêt.
Le deuxième principe est celui de la laïcité, et de ce que nous proposons d'appeler la "nouvelle laïcité". La laïcité est un principe politique central qui caractérise le modèle français, tous en conviennent. Mais ce principe a connu ces dernières années des développements importants, en rapport avec les lois de 2004 et de 2011 interdisant le port de signes religieux dans l'espace public. En effet, alors que l'exigence de neutralité découlant de la laïcité s'adressait aux institutions publiques et non aux individus, voilà qu'avec les années 2000, cette exigence s'est transformée en interdiction visant les individus dans l'espace public. Cette "légère" transformation est en fait énorme de conséquences. Elle conduit des spécialistes de la laïcité en France comme Jean Baubérot à nous alerter sur le fait que c'est le principe même de la laïcité en tant que vecteur de l'égalité républicaine qui a été remis en question, et purement et simplement "falsifié". Notre instrument mesure la position des individus à l'égard de cette "nouvelle" laïcité qui valorise la séparation de l'Eglise et de l'Etat, mais qui appuie aussi l'interdiction du port de signes religieux ostensibles dans les espaces publics, et pas seulement dans les institutions publiques.
La citoyenneté est reliée à de faibles préjugés anti-immigrés
Quand on étudie les implications de l'adhésion à ces principes par rapport aux préjugés anti-immigrés, on aurait très bien pu trouver qu'il n'y a aucun rapport. Peu importe ce que pensent les Français du modèle républicain d'intégration, cela n'aurait pas de lien avec le fait qu'ils soient positifs ou négatifs envers les immigrés. En fait, nous trouvons des relations statistiquement significatives. D'abord, plus les individus sont d'accord avec le principe de la citoyenneté républicaine, moins ils manifestent de préjugés anti-immigrés. Logique ? Peut-être. Mais ceci va dans le sens de dire que le modèle républicain d'intégration est un modèle efficace. Plus les individus endossent le principe de citoyenneté ou d'égalité républicaine qui caractérise ce modèle, plus ils manifestent effectivement des attitudes égalitaires envers les immigrés. Ce n'est certainement pas par le biais de ce principe du modèle français qu'on pourrait expliquer la montée en puissance du FN. Le FN se développe grâce aux préjugés anti-immigrés. Or, nous avons ici un principe républicain qui est en contradiction avec de tels préjugés.
La nouvelle laïcité est reliée à de plus forts préjugés anti-immigrés
Quand on étudie les implications de l'adhésion à la nouvelle laïcité, on observe exactement l'inverse de ce qui vient d'être dit. Les plus ardents défenseurs de la nouvelle laïcité ont plus de préjugés anti-immigrés que les autres. Ces relations sont statistiquement significatives, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas le fruit du hasard, ou d'une tendance anecdotique. La "nouvelle laïcité", on le rappelle, c'est non seulement appuyer la séparation de l'Eglise et de l'Etat, mais aussi être favorable à l'interdiction de signes religieux visibles dans l'espace public. On a donc ici un principe, celui de la laïcité, qui est évidemment central dans le modèle français et qui est associé à plus de xénophobie et de préjugés. Par conséquent, nous avons un élément qui peut expliquer la montée du FN. Effectivement, de quels principes républicains a-t-il été surtout question ces dernières années en France, de l'égalité républicaine ou de la laïcité?