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Jacques Toubon : « On entre dans l’ère des suspects »
Alors que le conseil des ministres a validé, mercredi 3 février, le projet de loi prorogeant une nouvelle fois pour trois mois l’état d’urgence, le Défenseur des droits s’alarme davantage encore du projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme, « qui fait de l’exception la règle ». Dans un entretien au « Monde », Jacques Toubon tape du poing sur la table à l’occasion de la publication ce jeudi du rapport annuel d’activité de l’institution qu’il dirige depuis juillet 2014. Le défenseur des droits a été saisi de 79 592 réclamations en 2015, soit un bond de 8,3 % en un an.
Quel est le rôle du Défenseur des droits sous l’état d’urgence ?
Il est de la responsabilité du Défenseur des droits, et je l’ai dit dès le lendemain des attentats de janvier 2015, de rappeler le droit et de rappeler aux libertés dans le souci de maintenir la cohésion sociale et l’équilibre entre sécurité et liberté. L’union dans la peur et l’objectif de sécurité, c’est du court terme. La cohésion du pays est un enjeu de long terme. Cette parole doit être portée quels que soient les sondages et les majorités parlementaires. Il ne faut pas baisser la garde face au terrorisme, mais c’est du maintien des exigences de notre démocratie dont je parle, pas d’une arme de guerre prête à tirer.
N’avez-vous pas l’impression d’être inaudible dans un concert de surenchères sécuritaires ?
Pour le moment, ce qui a été mis en œuvre n’a pas constitué une atteinte fondamentale à notre niveau d’Etat de droit. La proclamation de l’état d’urgence, et son éventuelle prolongation de trois mois, sont des choix politiques, je n’ai pas à en juger. Je m’inquiète, en revanche, lorsque l’éventuelle constitutionnalisation de l’état d’urgence autoriserait à prendre des mesures, de manière permanente, qui seraient aujourd’hui contestables au regard de la Constitution, comme la retenue de 4 heures lors d’un simple contrôle d’identité. Contrairement à l’avis du Conseil d’Etat de décembre, le gouvernement introduit ce qui ressemble fort à un état d’urgence glissant, un régime d’exception durable. De ce point de vue, pire que la prolongation de l’état d’urgence est le projet de loi de procédure pénale qui tend à faire de l’exception la règle pour un ensemble large d’infractions. Les restrictions des libertés ne seront pas limitées au temps de l’urgence, mais jusqu’à ce que le « péril imminent » cesse, c’est-à-dire aux calendes grecques. Il ne faudrait pas décider un tel abaissement de notre Etat de droit sans ouvrir un vrai débat. Les Français veulent-ils léguer à leurs enfants un Etat de droit inférieur à celui que la République a mis deux cents ans à bâtir ?
La lutte contre le terrorisme est tout de même un objectif légitime…
Certes ! Depuis les attentats de 1986, les gouvernements avaient toujours fait attention à ce que le cadre judiciaire général soit le moins possible entamé par la nécessité de lutter contre le terrorisme. C’est la caractéristique du modèle français de lutte dans ce domaine.
Concrètement, quelle mesure vous choque ?
Par exemple, il me paraît totalement contraire à nos principes de garder une personne aussi longtemps assignée à résidence à partir d’une supputation qu’elle représente un danger parce qu’elle revient d’un certain pays. On entre dans l’ère des suspects ! Ce ne sont pas des petites mesures, cela affecte la liberté d’aller à venir, le droit à la vie privée et à la correspondance privée, ou la liberté de travailler ou d’étudier. De même pour le nouveau régime de la légitime défense.
De quels types de réclamation avez-vous été saisis dans le cadre de l’état d’urgence ?
Nous avons reçu 49 réclamations. Certaines ont pu donner lieu à une médiation. La plupart sont à l’instruction. Elles concernent principalement la déontologie des forces de l’ordre au cours des perquisitions. C’est pourquoi, j’ai présenté mes premières recommandations au Sénat le 26 janvier, en particulier, sur la nécessaire indemnisation et le soin à prendre de la situation des enfants.
Que pensez-vous du projet du gouvernement sur la déchéance de nationalité ?
C’est une mesure qui porte atteinte au caractère indivisible de la République et de la citoyenneté. En plus, dans la norme suprême. Nous n’avions jamais à ce jour inscrit la question de la nationalité dans la Constitution. Le compromis envisagé sur la rédaction du projet de loi ordinaire n’empêchera pas la division légale des Français, au mépris des principes les plus sacrés et en un moment où le terrorisme voudrait justement nous dresser les uns contre les autres.
Le sort des réfugiés de Calais a été l’une des préoccupations majeures du Défenseur des droits en 2015… mais on n’observe guère d’amélioration. Que pouvez-vous faire ?
Il y a eu une décision du Conseil d’Etat qui a obligé l’Etat à prendre des mesures à caractère humanitaire. Mais si l’idée du gouvernement est de réduire le bidonville de Calais ou celui de Grande-Synthe à leur plus simple expression avant de les faire évacuer pour les fermer, c’est une erreur d’appréciation qui comporte de graves risques. En l’absence d’accord européen sur la politique migratoire et d’accord avec la Grande-Bretagne pour mettre fin à ce « mur », on reste dans une impasse qui comporte de graves atteintes aux droits fondamentaux. Plus largement, je vais publier ce printemps un rapport sur la façon dont la France applique les droits dont bénéficient les étrangers, migrants ou non. On y voit hélas, l’écart entre la proclamation et des droits, et la mise en œuvre effective.
Quelles sont vos priorités d’action pour 2016 ?
Notre mission cardinale est d’éviter le « à quoi bon » de personnes qui se sentiraient abandonnées par la communauté nationale. Soit parce qu’elles ignorent leurs droits, soient parce qu’elles ne savent pas à qui s’adresser. L’accès au droit de tous et la capacité des différents services publics à leur apporter une réponse sont un élément de cohésion nationale. Les 400 délégués du défenseur des droits sur le terrain offrent une grande proximité pour s’attaquer à ce phénomène de non-recours alors que les dénis de droits, face à l’administration, dans les situations de discrimination, mettent en cause l’égalité, qui est le principe de la République et le combat du Défenseur des droits.
Propos recueillis Jean-Baptiste Jacquin