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Quel âge a Le Journal d'Anne Frank ? Va-t-il entrer dans le domaine public au 1er janvier 2016, soit 70 ans après la mort de sa jeune auteur au camp de Bergen-Belsen ? La question a déclenché une vive polémique depuis la publication d'un communiqué du Fonds Anne Frank, fondé en 1963 à Bâle par Otto Frank, le père d'Anne, et qui détient les droits patrimoniaux de l'oeuvre. Selon ce document, transmis mercredi à Livres Hebdo, les droits d'exploitation du Journal couraient au minimum jusqu'en 2030. Motif ? La version définitive du Journal daterait de 1986. Cet argument a aussitôt ému chercheurs, universitaires, éditeurs, dont certains crient au "bluff complet". Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l'information et blogueur, a, lui, décidé de mettre en ligne le texte "illégalement". "Puisque le domaine public t'est refusé, puissions-nous collectivement avoir l'intelligence de t'offrir enfin la lumière que tu mérites", écrivait-il jeudi dans un billet intitulé "Chère Anne Frank, je libère ton texte en toute illégalité", repris par plusieurs médias. Maître Emmanuel Pierrat, spécialiste du droit de l'édition, revient sur la polémique et les difficultés à définir le "domaine public".
Le Point.fr : Que pensez-vous du communiqué du Fonds Anne Frank ?
Emmanuel Pierrat : Cette bataille de droits posthume me laisse un goût amer. Le fonds avance une interprétation juridique particulièrement confuse. Or la situation est en fait très claire. En 1947, deux ans après le décès tragique de sa fille, Otto Frank publie Le Journal d'Anne Frank en néerlandais. L'ouvrage est alors traduit en plus de 70 langues, et notamment en français chez Calmann-Lévy en 1950. C'est cette version, épurée, qu'on a tous lue, adolescents, en livre de poche. Les coupes du père étaient d'ailleurs certainement moins liées à des raisons morales – comme on l'a souvent dit – qu'à des impératifs éditoriaux. Ce qui intéresse dans l'œuvre, c'est davantage le drame que vit cette enfant cachée que ses états d'âme, communs à tous les jeunes de son âge. Dans les années 1980, enfin, paraît une édition complète et annotée. Pour le Fonds Anne Frank, cette mouture intégrale du Journal doit être considérée comme une nouvelle œuvre et bénéficier à ce titre du régime des œuvres posthumes, ce qui la protégerait, a minima, jusqu'en 2030. La fondation considère également la version de 1947 comme une œuvre composite, dont Otto Rank serait le coauteur, ce qui reculerait cette fois-ci son entrée dans le domaine public en 2051, 70 ans après sa mort. Ces interprétations ne sont évidemment pas recevables.
Les tentatives pour reculer au maximum l'entrée des œuvres dans le domaine public sont-elles courantes ?
Lorsqu'un éditeur a le monopole sur une œuvre, il a tout intérêt à sortir une variante ou une nouvelle traduction pour retarder le plus possible la concurrence. C'est ce qu'ont fait des éditeurs pour garder la mainmise sur Proust ou pour les versions en français moderne de Rabelais ou de Montaigne, par exemple. Pour les œuvres étrangères, il suffit parfois d'imposer un titre génial pour gagner une sorte de monopole. Je pense notamment aux Hauts de Hurlevent. Ce titre français, créé par Hazan en 1950, s'est bien vite imposé, balayant sur son passage toute tentative de reformulation par d'autres maisons. Les Haute plaine, Hauteurs tourmentées ou Hurlevent des monts n'ont jamais fait vendre.