Réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, perte de nutriments agricoles... jusqu’à quel point l’humanité peut-elle modifier son environnement sans risquer d’importants désagréments ? C’est en cherchant à répondre à cette question qu’une équipe de chercheurs internationaux a forgé, en 2009 dans Nature, la notion de « limite planétaire ». Leurs travaux, qui font date, identifiaient les seuils-limite à ne pas franchir pour éviter que « le système-Terre ne bascule dans un état très différent [de l’actuel], probablement bien moins favorable au développement des sociétés humaines ».
Vendredi 16 janvier, dans la revue Science, la même équipe publie une mise à jour de cette étude et identifie quatre limites déjà franchies ou en cours de dépassement. Ces conclusions seront présentées au Forum économique mondial qui se tient à Davos (Suisse) du 21 au 24 janvier.
Changement climatique
Selon les chercheurs, les principales limites transgressées sont celles du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité. Les deux autres seuils franchis relèvent de dégâts locaux : l’un tient au changement rapide d’utilisation des terres, l’autre à la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore – deux éléments essentiels à la fertilité des sols.
Sur le front du climat, les auteurs estiment que la concentration atmosphérique de dioxyde de carbone (CO2) ne doit pas dépasser une valeur située quelque part entre 350 parties par million (ppm) et 450 ppm. La teneur moyenne actuelle est d’environ 400 ppm, soit au beau milieu de la ligne rouge. « Il y a une marge d’incertitude importante, dit le climatologue Will Steffen (université nationale australienne, université de Stockholm), premier auteur de l’étude. Cela signifie qu’au dessus de 350 ppm il y a une augmentation du risque d’effets dommageables dans certaines régions, comme ce que l’on peut par exemple observer avec les canicules et les sécheresses en Australie. Et au-dessus de 450 ppm, nous pensons avec un bon niveau de confiance que les impacts toucheront l’ensemble du globe. »
Ainsi, selon Johan Roscström, directeur du Stockholm Resilience Center de l’université de Stockholm et coauteur de l’étude, l’objectif des deux degrés de réchauffement, fixé par la communauté internationale comme limite à ne pas dépasser, « représenterait déjà, même s’il était atteint, des risques significatifs pour les sociétés humaines partout sur Terre ».
Erosion de la biodiversité
L’actuelle érosion de la biodiversité est sans appel. Les auteurs estiment que la diversité du vivant peut s’éroder à un rythme de 10 espèces par an sur un capital d’un million, sans impacts majeurs pour les société humaines. Cette limite est largement dépassée par le taux d’érosion actuel, 10 à 100 fois supérieur. « Attention : la biodiversité ne se réduit pas à une liste d’espèces et d’autres indicateurs sont également pertinents, commente pour sa part le biologiste Gilles Boeuf, président du Muséum national d’histoire naturelle. Ici, les auteurs ont également cherché à estimer le maintien de l’intégrité des fonctions remplies par la biodiversité, en raisonnant par exemple au niveau de groupes d’espèces qui remplissent des fonctions semblables. »
« Par rapport à notre publication de 2009, l’une des avancées est que nous identifions les limites planétaires sur le climat et la biodiversité comme fondamentales, explique Will Steffen. Car transgresser une seule d’entre elles a le potentiel de conduire le système-Terre dans un nouvel état. »
Changement d’usage des sols
Etroitement lié à la perte de biodiversité, le changement rapide d’usage des sols est, lui aussi, globalement hors limite. Les chercheurs estiment ainsi qu’il faudrait conserver 75 % de couvert forestier dans les zones auparavant forestières ; au niveau mondial, le taux moyen actuel est estimé à tout juste un peu plus de 60 %. Cependant, cette moyenne cache de grandes disparités : alors que le Brésil (pourtant fréquemment cité comme mauvais exemple) demeure dans la zone de sécurité, l’Afrique équatoriale, et l’Asie du sud sont largement au delà du seuil de 75 %...
Cette course aux terres arables cache un autre enjeu, souvent méconnu du grand public et des décideurs. La quatrième limite franchie est, selon Will Steffen et ses collègues, la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore qui assurent la fertilité des sols agricoles. Ces perturbations sont principalement causées par l’utilisation excessive d’engrais et la mauvaise gestion des effluents des exploitations animales.
Flux de phosphore
« Un des changements majeurs depuis la publication de 2009 concerne la révision des limites planétaires liées aux flux de phosphore, explique Philippe Hinsinger, chercheur (INRA) au laboratoire Eco&Sols (Montpellier Supagro, IRD, Cirad, INRA), spécialiste des cycles biogéochimiques et qui n’a pas participé à l’étude. Le précédent article tirait déjà la sonnette d’alarme concernant le cycle de l’azote, en montrant que nous avions déjà dépassé la limite de l’acceptable mais ils considéraient que dans le cas du phosphore, nous nous approchions de la limite sans toutefois la dépasser. » C’est désormais chose faite. En particulier, précise en substance M. Hinsinger, la prise en compte des flux de phosphore vers les écosystèmes aquatiques d’eaux douces, via les déjections animales des grandes zones d’élevage hors-sol, ou l’érosion des terres agricoles chargées d’engrais phosphatés, fait bondir l’addition.
« Comme le pointent les auteurs, cela devrait nous inciter à mettre en place une gouvernance planétaire pour évoluer vers une meilleure utilisation de nos ressources en phosphore, poursuit M. Hinsinger. D’autant que les phosphates naturels, qui servent à produire les engrais phosphatés, ont été recensés en 2014 par la Commission européenne comme faisant partie des 20 matières premières critiques, et c’est la seule qui concerne directement les questions de sécurité alimentaire. »
Au chapitre des bonnes nouvelles, l’étude estime qu’en moyenne mondiale, concernant l’utilisation d’eau douce, l’intégrité de la couche d’ozone, l’acidification des océans, les indices sont en deçà des limites calculées par les chercheurs. Quand à la quantité d’« entités nouvelles » (molécules de synthèse, nano-particules, etc.) que le système-Terre est capable d’absorber sans dommage, les chercheurs s’avouent incapables de définir une limite. Celle-ci existe sans doute, mais nul n’est aujourd’hui capable de dire si nous l’avons franchie, ou non.
En savoir plus sur
http://www.lemonde.fr/planete/article/2 ... 5EEOYgD.99