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Au-delà des caricatures
Le pugilat actuel qui prend à nouveau l’islam comme support exige non seulement des précisions terminologiques, mais aussi une éthique du débat public et des choix politiques réaffirmés.
Un torrent de tweets incendiaires et de petites phrases vicieuses vise les prétendus « idiots utiles de l’islamisme », au premier rang desquels se trouveraient Mediapart, mais aussi toutes celles et tous ceux qui refusent de poser une équation ainsi rédigée : musulmans = islamistes = salafistes = djihadistes. Et ce, même s’il est évident de rappeler que les personnes de croyance ou culture musulmane (musulmans) ne se confondent pas avec les personnes faisant de ce référent islamique la base d’un engagement politique (islamistes), qui ne sont pas eux-mêmes superposables aux musulmans ayant une lecture rigoriste du Coran (salafistes) ou à ceux ayant décidé de faire de l’islam le carburant d’une guerre sanglante (djihadistes).
Ces invectives ne pourraient être qu’un nouvel épisode d’un bashing médiatique récurrent, déjà illustré par les unes concomitantes de trois magazines en septembre. Elles constituent pourtant un piège risquant de se refermer non seulement sur les accusés de « complicité idéologique » avec le terrorisme, mais aussi sur tous les tenants d’un débat public honnête et nécessaire, de plus en plus difficile à tenir dans ce moment délétère du fonctionnement de l’opinion publique.
En effet, soit les personnes qui refusent une telle équation, lassées d’être soupçonnées de faire le lit du terrorisme, de vouloir masquer leur prétendu antisémitisme ou d’être insensibles au sort des victimes des djihadistes, tombent dans l’invective inverse en dénonçant les abrutis serviles de l’identitarisme, les crétins pénibles du laïcisme ou encore les imbéciles heureux du capitalisme, qui doivent se frotter chaque jour les mains de la disparition de la question sociale derrière les polémiques entretenues par des pompiers pyromanes.
Soit elles tentent de faire parler la science et la nuance, au risque de demeurer inaudibles derrière la brutalité des anathèmes. Il faut, par exemple, rappeler la polysémie du terme « islamisme ». Identifié par quelques-uns au terrorisme, il est en effet entendu par le monde de la recherche, avant tout, comme une manière de faire de la politique inspirée par un référent religieux.
Ainsi que le rappelait Baudouin Dupret, spécialiste du droit dans le monde arabe, dans un long dossier que Mediapart consacrait dès 2011 aux « nouveaux contours de l’islam politique », la distinction entre « islamique » et « islamiste », « n’existe pas en arabe. Ce qui existe, c’est muslim et islami. Pour désigner ceux qui se disent islami, on aurait dû dire les “islamiques”. Mais comme cela ne sonnait pas bien en français et que le suffixe “iste” est une marque d’engagement politique, on a forgé le terme islamiste. Un terme qui, appliqué à des gens, connote autre chose que le fait d’être croyant, et fonctionne assez bien pour exprimer une vision politique de la référence islamique ».
Mais le vocable « d’islamisme », forgé dans la réalité des années 1970 et 1980, elles-mêmes scandées par la révolution iranienne et des mouvements insurrectionnels brandissant l’islam en étendard, de l’Indonésie à l’Égypte, a rapidement fonctionné comme un épouvantail. Le terme est donc d’emblée piégé. Le réduire, pour autant, à un synonyme ou à un faux nez du djihadisme est dommageable. Cela revient à endosser la rhétorique des néoconservateurs de tout bord ou des dictateurs qui, de l’Arabie saoudite à l’Égypte, utilisent la confusion entre islam politique et terrorisme pour emprisonner et exécuter leurs opposants.
Il n’est, en outre, pas de raisons de dénier au monde musulman la possibilité d’une politique engagée à partir du référent religieux, comparable à la manière dont s’est définie la démocratie chrétienne en son temps. Même si, comme le rappelait encore Baudoin Dupret, « la comparaison ne tient pas point par point. Ce ne sont ni les mêmes histoires, ni les mêmes sociétés, ni le même terreau. Mais la comparaison a pour vertu de nous dire : pourquoi cette expérience qui a eu lieu en Europe serait-elle exclue en terre musulmane ? ».
Il est enfin nécessaire de rappeler que non seulement il n’existe pas de maladie propre à l’islam qui serait l’extrémisme – les bouddhistes birmans qui s’en prennent aujourd’hui aux Rohingyas musulmans en sont l’exemple contemporain. Mais aussi que l’islam n’a rien d’incompatible avec la démocratie, même s’il faut parfois du temps et de l’énergie pour rendre les religions entièrement compatibles avec les cadres démocratiques, comme le rappelait dans ce même dossier Dominique Avon, spécialiste de l’histoire comparée des religions. « Il a fallu un énorme travail théorique, tel celui de Jacques Maritain, pour rendre la démocratie “catholico-compatible”. Les intellectuels musulmans qui ont théorisé la compatibilité de la démocratie libérale et de l’islam sont encore peu nombreux. »
Sur la nature de « l’islamisme », on pourrait résumer – beaucoup trop brièvement – les choses en disant qu’il existe un islamisme démocrate avec lequel il est possible de débattre (et dont Tariq Ramadan était un représentant, même si les accusations d’actes criminels le visant le délégitiment aujourd’hui), un islamisme non démocratique qu’il est nécessaire de combattre et un islamisme djihadiste à abattre.
Dans un contexte sécuritaire et géopolitique bouleversé par les attentats du 11 septembre 2001, puis la montée en puissance barbare d’un autoproclamé État islamique, l’équation « islamisme = terrorisme » s’est de plus en plus imposée dans le débat public. Ce n’est pas minorer la dérive violente de ceux qui utilisent la religion musulmane à des fins criminelles que de refuser l’amalgame consistant à tracer une continuité entre l’islam et le fondamentalisme meurtrier de Daech. Entre le rien à voir avec l’islam et le tout à voir avec la religion, entre le djihadisme compris comme une « islamisation de la radicalité » (Olivier Roy) et le terrorisme perçu comme une « radicalisation de l’islam » (Gilles Kepel), il y a une place pour une compréhension fine de ce qui advient aujourd’hui. Surtout lorsqu’on mesure combien un discours réducteur sur l’islam peut avoir des conséquences politiques concrètes dévastatrices.
Ce n’est pas, non plus, épouser à tout prix la cause des damnés de la terre que d’observer que les partisans d’une laïcité agressive alimentent trop souvent une islamophobie politique, médiatique et populaire. Ou alors, il faut considérer que tous ceux qui s’en démarquent, tels le pape François ou Emmanuel Macron, appartiennent aussi au camp des dangereux « islamo-gauchistes », une catégorie d’analyse aussi floue qu’indigente. Ce n’est pas, enfin, être de naïfs « amis des musulmans » que d’insister sur la nécessité de lutter contre le terrorisme, sans pour autant céder à l’invention d’ennemis imaginaires ayant les traits de ces jeunes filles voilées à l’université ou de ces mères de famille en burkini sur la plage.
Compliquer l’équation est donc nécessaire, ne serait-ce que pour rendre justice à une réalité où la majorité des salafistes sont quiétistes ; où les Frères musulmans et les salafistes se sont souvent affrontés, comme en Égypte par exemple ; où l’islam politique et le djihadisme peuvent être engagés dans une lutte à mort, comme dans la Turquie autoritaire d’Erdogan. Mais ce ne sera pas suffisant sans une éthique du débat public renouvelée et des choix politiques réaffirmés.
Les conditions d'une éthique du débat public
L’éthique du débat public tient en trois points. Le premier est résumé par ce qu’écrivait Hannah Arendt dans La Crise de la culture, en 1968 : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. » Cette simple exigence permettrait de dégonfler certains fantasmes sur le multiculturalisme et le communautarisme, sur lesquels surfent les polémiques récurrentes sur l’islam.
D’une part, quasiment personne ne défend aujourd’hui un multiculturalisme à l’anglo-saxonne au sens constitutionnel ou juridique du terme. Même si, et c’est compréhensible dans ce contexte de stigmatisation des populations de croyance et/ou de culture musulmanes, une fraction du camp indigéniste s’est engagée dans un raidissement identitaire rageur qui prend le risque de légitimer les sarcasmes des pseudo-républicains laïcs prenant pour cible les multiculturalistes angéliques.
D’autre part, il faut comprendre à quel point le fantasme du « communautarisme » projeté sur les musulmans est éloigné de la réalité. L’une des rares études scientifiques disponibles sur le sujet a été menée par l'INED (Institut national d'études démographiques). Cette enquête Teo, « Trajectoires et Origines », démontre chiffres à l’appui que les musulmans ne font guère exception au reste des communautés nationales. L’endogamie religieuse (le fait de s’unir à une personne partageant la même croyance) des musulmans se situe ainsi dans une fourchette numérique semblable aux chrétiens (autour de 80 %) et est légèrement supérieure à celle des athées ou des juifs.
Les musulmans choisissent le plus souvent leurs amis en dehors de leur communauté religieuse, ce qui les différencie des athées, ayant plus souvent tendance à se lier avec d'autres personnes sans religion. Et un tiers des musulmans mentionnent la religion comme un élément définissant leur identité, ce qui les place au-dessus des catholiques (7 %), mais en dessous des juifs (45 %). S’il est difficile de nier les replis sociaux, spatiaux ou religieux dans certains quartiers, il faut tout de même rappeler que le groupe social qui remplit le mieux les critères les plus stricts du « communautarisme » (c’est-à-dire entre soi et sécessionnisme spatial et immobilier, mais aussi endogamie maritale et familiale) demeure la haute bourgeoisie…
Inversement, un minimum d’honnêteté intellectuelle et de savoir géopolitique et historique est suffisant pour entendre que tout ne s’explique pas par la grille anti-impérialiste ou « décoloniale ». Après avoir connu une vague de révolutions politiques, le Moyen-Orient est aujourd’hui plongé dans une guerre civile et religieuse qui n’est réductible ni aux effets des guerres passées et présentes menées par les Occidentaux, Américains en tête, ni à la question des enjeux pétroliers et des tracés des gazoducs. Ou encore pour refuser une équation, qui a cours dans certains groupuscules indigénistes, jugeant que Paris en 2017 équivaut à Alger en 1957.
Le deuxième point de cette éthique du débat public impose d’en finir avec les amalgames fondés sur des contiguïtés projetées ou supposées, à l’instar de la propagande accusant Mediapart d’avoir couvert, par prétendue solidarité idéologique, les crimes dont est accusé Tariq Ramadan. Il faut encore une fois rappeler qu’il n’a pas été davantage interviewé sur Mediapart que dans l’Obs, qui s’est pourtant fendu d’un article intitulé « Tariq Ramadan, ces intellos qui l’ont dédiabolisé », au premier rang desquels on trouve Edwy Plenel. Il faut relire cet édito écrit par Riss, dans Charlie Hebdo au lendemain des attentats de Bruxelles, qui traçait une continuité entre l’existence de femmes voilées ou de boulangers ne proposant plus de sandwich aux rillettes et les semeurs de haine et de sang.
Inversement, toutes celles et tous ceux qui tiennent à affirmer comme des repères cardinaux les valeurs de la République et de la laïcité ne peuvent être délégitimés au motif que certains brandissent ces notions en étendard de leur détestation d’une France multiculturelle. Même si la gauche laïciste, pour qui la République tient lieu depuis quinze ans de question sociale, doit comprendre qu’elle n’est pas en train de préserver notre socle commun quand elle transforme la laïcité en principe punitif. Toute inquiétude vis-à-vis de l’abandon des principes républicains ne peut se résumer aux obsessions mortifères de l’autoproclamé « Printemps républicain ».
L’antisémitisme, l’islamisme et la rupture avec la loi commune prospèrent dans certains quartiers populaires, sur le terreau d’une misère sociale et d’un abandon politique qui, pour réels qu’ils soient, ne sauraient expliquer l’intégralité de cette rage. Mais cela n’exonère pas de leur responsabilité ceux qui ne proposent rien pour protéger la République que la construction de « murs de sécurité » le long des enceintes périphériques des villes françaises.
S’imposer une telle exigence visant à identifier ce qui relève ou ne relève pas de la complaisance, de la complicité, de la contiguïté ou de la coïncidence est sans doute le seul moyen de ne pas céder à une haine réciproque, un sentiment qui, comme l’écrivait récemment la philosophe allemande Caroline Emcke, fonctionne sur la construction d’entités aux contours mal délimités.
« Il est, notait-elle en effet, difficile de haïr avec précision. Avec la précision, viendraient la tendresse, le regard ou l’écoute attentifs, avec la précision viendrait ce sens de la nuance qui reconnaît chaque personne, avec ses inclinations et ses qualités multiples et contradictoires, comme un être humain. Mais une fois les contours estompés, une fois les individus rendus méconnaissables comme tels, il ne reste que des collectifs flous pour destinataires de la haine. On peut dès lors diffamer et rabaisser, hurler et fulminer à l’envi contre les juifs, les femmes, les mécréants, les Noirs, les lesbiennes, les réfugiés, les musulmans, ou encore les États-Unis, les politiciens, l’Occident, les policiers, les médias, les intellectuels. »
Enfin, une éthique minimale du débat public impose que l’on soit responsable non seulement de son texte, mais aussi de son contexte. À cet égard, sont inconséquents et dangereux celles et ceux qui prétendent aujourd’hui considérer le combat contre l’antisémitisme comme déjà gagné au motif que les discriminations systémiques contre les juifs auraient disparu. Les actes antisémites enregistrés par le SPCJ (le Service de protection de la communauté juive qui recense, avec le ministère de l’intérieur, les plaintes pour actes et menaces antisémites enregistrées par les services de l’État) ont explosé à partir de 2000 et de la deuxième intifada. L’antisémitisme ordinaire tolère que soit profanée la stèle d’Ilan Halimi, tué parce que juif, six ans avant les exécutions d’enfants juifs par Mohamed Merah.
Cependant, être responsable de son texte, mais aussi de son contexte, accroît la responsabilité de tous en matière de positionnement public, politique ou journalistique. Si l’histoire et le présent de la France imposent à ceux qui négligeraient les différents contours de l’antisémitisme de rendre des comptes, ils désignent aussi comme irresponsables ceux qui brandissent sans précaution l’arme lourde de l’accusation d’antisémitisme pour délégitimer tous les critiques de la politique d’Israël, un pays aujourd’hui gouverné par une droite extrémisée.
Les attentats de janvier et novembre 2015 imposent d’être Charlie à tout prix, surtout quand le journal est à nouveau menacé de mort après sa une sur Tariq Ramadan. Les moments de commémorations exigent l’hommage aux victimes et le souci de faire vivre l’esprit du 11-Janvier. Ce contexte s’impose aussi à celles et ceux qui ne s’embarrassent pas de jeter de l’huile sur le feu dans un moment post-attentats tendu et volatile.
Il est probable que l’appel à la précision et à la raison ne suffira pas à éteindre les incendies sur les réseaux sociaux, ou à dessiller celles et ceux qui préfèrent s’aveugler ou se gargariser de leurs certitudes à des heures de grande écoute. Celles et ceux qui n’ont que la caricature insultante au bout des doigts ou l’invective aux lèvres refuseront un débat public nécessaire et honnête. Mais pour la majorité, silencieuse ou bruyante, qui souhaite éviter que la montée aux extrêmes idéologiques ne nous mène à la guerre civile, il doit être possible de s’accorder sur ces quelques principes de la discussion publique, mais aussi sur une exigence politique partagée.
Celle-ci consiste à refuser le « monoidéisme » politique et la hiérarchie des combats émancipateurs. La politique réduite à une seule cause, qu’elle soit obsédée par la sortie de l’euro à l’instar de l’économiste Jacques Sapir, ou par l’islam à l’instar de l’ancien premier ministre Manuel Valls, mène au confusionnisme ou à chevaucher les rhétoriques dangereuses du Front national ou de Valeurs actuelles. Ni la concurrence des victimes, ni la défense d’une minorité contre une autre, ne permettront de définir une République de tous, pour tous et par tous.
Autrement dit, soit on luttera contre toutes les haines en même temps et on élaborera les conditions de causes communes, soit on aboutira à « l’encampement » de la société. Frantz Fanon aimait rappeler la leçon donnée par son professeur de philosophie : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous… Un antisémite est forcément négrophobe. »