Pour les enseignants, il faut dialoguer, dialoguer et encore dialoguer
Laissés seuls par le ministère, les enseignants ont dû gérer les chocs provoqués par les attentats de Paris dans leurs classes. Pour beaucoup, nouer un véritable dialogue sur ces événements a été plus important que la simple injonction au recueillement. Certains se sont retrouvés démunis face aux refus ou remarques violentes de quelques élèves. Ils cherchent aujourd'hui à poursuivre la discussion.
« Comme Charb », Abdel, professeur d’histoire dans un collège difficile de la banlieue lyonnaise, « maudit la religion ». Et il a un principe aussi sacré que la laïcité : ne jamais parler de ce « sujet explosif » avec ses élèves, une classe de cinquième en réseau éducation prioritaire (REP) dont plus de la moitié se déclare de confession musulmane. Mais les attentats de Paris ont fait voler en éclats ce dispositif.
Il a bien fallu sauter dans l’arène, improviser des réponses, des arguments, vendredi dernier, seul et sans consignes de l’éducation nationale, face à des élèves « anti-Charlie » qui, la veille, avait refusé de se lever pour une minute de silence en hommage aux victimes de la tuerie du journal satirique. Et il a bien fallu faire face à cet élève fasciné par la violence des terroristes qui le défiait devant le tableau noir : « Vous êtes de quel côté ? Avec les musulmans, avec nos frères de Palestine pour qui la France ne fait jamais de minute de silence, ou avec les juifs ? »
Clotilde, enseignante dans un collège de Seine-Saint-Denis, a connu, elle aussi, un cours très agité. Une élève de quatrième l’a pétrifiée sur place en lançant : « Il est mort Charb ? C’est cool ! » tandis que quelques camarades renchérissaient : « Ça se fait pas les dessins sur le prophète. C’est insultant. »
Quelque 200 incidents liés aux attentats de la semaine dernière se sont produits dans les établissements scolaires, en particulier dans les quartiers dits « sensibles ». Une quarantaine ont été signalés à la police et la justice, selon un communiqué du ministère de l’éducation qui reconnaît que ces chiffres, fondés sur les déclarations des chefs d’établissement, « ne constituent pas un recensement exhaustif ». Depuis lundi, la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a entamé un dialogue avec les organisations syndicales, les fédérations de parents, pour « préparer une mobilisation renforcée de l'école pour les valeurs de la République ».
Mais pour l'heure, les enseignants se sentent encore un peu seuls. Beaucoup craignent aussi que les débordements observés dans certaines classes, abondamment relayés par les médias dans les premiers jours, ne stigmatisent un peu plus leurs élèves. « Une poignée d’élèves a refusé de faire la minute de silence, quand une grande majorité l’a respectée sans aucun problème », écrit une jeune professeur du « 93 » dans un post de blog à lire ici, jugeant nécessaire de rappeler qu’ils étaient « minoritaires ».
Fallait-il en parler ou pas ? En arrivant dans la salle des professeurs au lendemain de la tuerie à Charlie-Hebdo – et en l’absence de toute consigne de leur hiérarchie –, beaucoup d’enseignants ont hésité. Encore plus dans les quartiers relégués de France, où tous les voyants de la société sont au rouge. « Avant de prendre ma classe de seconde, j’ai un peu hésité à faire mon cours comme d’habitude. Aller sur ce débat, c’était risqué : on est seul dans sa classe. On se sent quand même un peu démuni parce qu’on ne sait pas ce qui peut sortir et si on va trouver la bonne manière de réagir », reconnaît Élisabeth, professeur d’anglais pourtant expérimentée dans un lycée d’éducation prioritaire à Marseille. « Certains collègues, par peur de ne pas être à la hauteur, ont préféré se réfugier dans leur cours. Pour moi, c’était impossible », explique l’enseignante encore bouleversée par ce qu’elle a vécu ces derniers jours.
« Le jeudi, un certain nombre de profs du collège ont refusé d’aborder le sujet en cours, parce qu’ils ne se sentaient pas assez armés pour le faire », témoigne Zouhir, professeur de SVT dans un collège à Chanteloup-les-Vignes (78). Comme dans la plupart des établissements en réseau d’éducation prioritaire, la majorité des enseignants sont très jeunes et peu ou pas expérimentés. « J’ai 36 ans et je suis parmi les plus vieux de l’établissement, je comprends très bien l’appréhension de ces collègues, mais moi il ne me semblait pas possible de laisser les élèves seuls face à leurs interrogations. J’ai donc pris des heures de cours pour parler de cela. En théorie, je sais que cela peut me valoir des ennuis avec l’inspection mais, pour moi, cela relevait vraiment de la non-assistance à personne en danger », explique-t-il.
De l’avis général, les outils mis à disposition sur le site pédagogique du ministère depuis les attentats comme cette fiche intitulée « liberté de conscience, liberté d’expression » sont très insuffisants. Submergés par l’émotion, beaucoup d’enseignants reconnaissent donc avoir bricolé comme ils ont pu face à leurs élèves. Chacun avec sa sensibilité, son histoire et aussi sa culture politique.
« J’étais très affectée au lendemain de la tuerie à Charlie-Hebdo et j’ai décidé d’aller au travail avec une pancarte "je suis Charlie" épinglée sur mon pull. Je ne me suis pas posé la question de la neutralité et personne ne m’a fait de remarque », avoue Élisabeth. Certains n’ont pas toujours trouvé les mots justes. « Il y a une prof qui a dit à une élève : "Si tu ne participes pas à la marche dimanche, tu sors de mon cours" », raconte, un peu atterré, un enseignant d’éducation prioritaire qui décrit une ambiance assez électrique dans son établissement. Sur quelle base entamer le dialogue, alors qu’aucune directive n’est venue de leur hiérarchie ?