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par Margaux Gable
publié le 25 août 2024 à 8h00
Enseignement
A une semaine de la rentrée scolaire, les chefs d’établissement en souffrance : «On ne peut pas s’opposer, on peut juste crever en silence»
Pressions hiérarchiques, valse ministérielle, préparation des nouveaux «groupes de besoin»… une écrasante majorité des personnels de direction est à bout de souffle. Mais dans une profession soumise à un strict devoir de réserve, rares sont les voix à s’élever.
Jusqu’à la fin du mois de juillet, il a fallu démêler les derniers fils : quel sera le contenu de ces heures de cours personnalisées ? Comment faire vivre le collectif au sein de la classe ? Comment concilier les injonctions du ministère et les velléités d’emploi du temps des professeurs ? Voilà trois ans qu’Isabelle (1) revêt le costume de principale de collège. Mais avec la mise en place, pour la première fois cette année, des groupes de niveaux (renommés «groupes de besoin» par la ministre démissionnaire, Nicole Belloubet) en sixième et en cinquième – mesure phare de la réforme du «choc des savoirs» annoncée en décembre par le Premier ministre Gabriel Attal (également démissionnaire) –, l’ancienne professeure de 45 ans n’a jamais achevé une année scolaire «si épuisée». Pour que le dispositif soit optimal à la rentrée 2024, elle, son adjointe et l’équipe enseignante ont planché jusqu’à «soixante-dix heures par semaine». Puis, au beau milieu de l’été, alors que les équipes pédagogiques étaient en congés, il a fallu résoudre le casse-tête des plannings, des salles, et des contraintes d’effectifs. Soumis à une cadence éreintante, parfois quasi intenable, nombreux sont les personnels de direction – «perdir», dans le jargon – à faire état de leur mal-être, d’une fatigue professionnelle, voire de burn-out et de dépression.
Dans la profession, ce n’est plus un secret : une écrasante majorité des personnels de direction va mal. Mais combien sont-ils exactement ? Les mesures du phénomène sont rares. En 2021, le géographe, enseignant-chercheur et spécialiste du climat scolaire Georges Fotinos et le psychiatre José Mario Horenstein publient une enquête intitulée «Les personnels de direction à bout de souffle», à l’initiative du syndicat majoritaire SNPDEN et de la Casden Banque populaire. On y apprend que près d’un personnel de direction sur deux souffre de dépression modérée à sévère et que 77 % des sondés estiment vivre «sous le joug des injonctions hiérarchiques». De son côté, le ministère renvoie vers le baromètre 2023 sur le bien-être au travail de l’ensemble des personnels de l’Education nationale qui exercent en établissement scolaire, réalisé par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp), le service statistique de la rue de Grenelle. Il faut plisser les yeux pour trouver des chiffres pour les seuls personnels de direction, et ils ne sont guère reluisants : les «perdir» évaluent en moyenne leur satisfaction au travail à 6,2 /10 contre 7,1 /10 pour les Français en emploi.
«Il faudrait un grand audit réalisé par un organisme externe», plaide Patrice Romain, principal à la retraite et auteur du livre Omerta dans l’Education nationale (Cherche-Midi, 2023). Face au manque de ressources chiffrées, il fait passer, au printemps 2022, un mail à toutes les équipes, à l’échelle nationale. «Désormais libéré de mon devoir de réserve, je souhaiterais recueillir votre témoignage sur les consignes hors-sol, les arbitrages en votre défaveur, les ordres contradictoires.» En quelques jours seulement, sa boîte mail se retrouve inondée.
«On est seuls sur le terrain»
En trente-cinq ans d’exercice – en tant que principal puis en tant que proviseur de lycée – Olivier (1) a vu le moral des troupes se dégrader. Le premier coupable à ses yeux : le ministère. «La hiérarchie prend de grandes décisions et ne se soucie pas de leur mise en œuvre concrète. C’est à nous de nous débrouiller. Nous sommes les artisans de l’Education nationale, accuse-t-il. Le ministre et le recteur scrutent notre boulot pour voir s’il est fait ou pas. On est seuls sur le terrain. Si ça ne fonctionne pas, c’est notre faute.» Il prend l’exemple de la réforme du lycée, portée par l’ancien ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer en 2018, qui supprime les filières traditionnelles S, ES et L et modifie les épreuves du baccalauréat à compter de la session 2021. Les couacs sont nombreux, le ministère rétropédale. A commencer par les épreuves de spécialité, décalées en mars dans la nouvelle formule, finalement de retour au mois de juin. «On a le sentiment qu’on fait porter sur nos épaules les responsabilités des réformes», soupire le principal.
L’idéal à ses yeux : expérimenter les dispositifs une année, «dans un établissement par académie», faire un bilan puis décider de leur mise en place ou non. Mais la temporalité éducative n’a rien à voir avec la temporalité politique. En à peine plus de deux ans, les rênes de la rue de Grenelle ont été entre les mains de cinq ministres différents. Dans cette valse ministérielle, «Il y a une volonté d’agir, on ne peut pas le nier, mais sans prendre le temps de la réflexion», regrette Isabelle, qui dénonce des «arrangements égoïstes» de ministres qui ne veulent rien d’autre que «mettre leur patte».
«Le sentiment d’avoir travaillé dans le vide»
Résultat : les réformes, les décrets et les nouveautés pleuvent, alourdissant la charge de travail des personnels de direction. Selon une enquête du Syndicat national des lycées et collèges (Snalc) publiée en novembre 2023, 83 % des personnels de direction répondants ont déclaré travailler plus de quarante-huit heures par semaine. Programme pHARe (dispositif anti-harcèlement), Pacte enseignant, Pix (évaluation des compétences numériques), Ev@lang (test de langue)… «La barque se charge et à côté de ça, jamais on ne nous retire un dossier. On plaide pour un rééquilibrage et un retrait de tous les dispositifs inutiles ou impossibles à mettre en place», martèle Bruno Bobkiewicz, secrétaire général du SNPDEN. L’année dernière, il a été demandé aux principaux d’instituer une heure hebdomadaire de soutien ou d’approfondissement en maths ou en français pour les sixièmes. Un dispositif abandonné à la rentrée 2024. D’où «le sentiment d’avoir travaillé dans le vide», peste Isabelle.
Avec un peu plus de 14 000 agents personnels de direction pour 5,6 millions d’élèves dans le secondaire, la profession souffre d’une «une sous-administration globale», pointe Agnès Andersen, secrétaire générale du syndicat ID-FO. Et au fil des ans, les bancs se clairsèment. Selon les chiffres du ministère, communiqués par les syndicats, le nombre de postes de chefs d’établissement adjoint vacants est passé de 161 à la rentrée 2021, à 590 en 2022 puis 579 en 2023. «Il est urgent d’embaucher et de mettre en place des brigades de remplacement pour ne pas aggraver le mal-être», abonde Agnès Andersen.
Communication violente
Les témoignages recueillis par Libération sont unanimes : la situation s’est aggravée depuis l’ère Blanquer. «Son mandat était d’une violence inouïe. Pour la communication, il faisait le tour des médias, donnait la feuille de route et nous, les petites mains, n’étions même pas au courant. On apprenait à quelle sauce on allait être mangés sur les plateaux télé», flingue Olivier. Le chef d’établissement est toujours amer : «Pendant le Covid, il a beaucoup remercié les enseignants, qui ont assuré un enseignement hybride à distance. Mais pas un mot pour ceux à la manœuvre.» Pourtant, chaque jour, il a dû maintenir le lien avec «presque une centaine» de profs pour s’assurer du bon déroulé de cette période particulière. «Pendant que les inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR) et inspecteurs de l’Education nationale (IEN) étaient chez eux, nous, on était au turbin», houspille-t-il. Récemment, la violence des débats sur la laïcité ou sur le port de l’abaya a renforcé le sentiment de la profession d’être en première ligne.
Etre à la tête d’un collège ou d’un lycée impose une loyauté sans faille pour l’institution. «Un chef d’établissement, c’est un schizophrène, constamment en porte-à-faux entre le devoir d’appliquer une réforme, et la compréhension des profs, à qui les décisions vont déplaire», décrit Patrice Romain. D’où la solitude galopante des équipes de direction. Selon une enquête de victimation de l’Autonome de solidarité laïque publiée en 2022, près de la moitié (48 %) des personnels interrogés perçoivent une mauvaise qualité des liens enseignants-direction. «Un chiffre en hausse de 14 points par rapport à l’enquête précédente», indique l’étude.
«Beaucoup d’autocensure»
Soumise au devoir de réserve, Camille (1), principale adjointe de collège depuis deux ans, avait «mal au bide» avant d’accepter notre appel. Dans son rétro, les braises sont toujours incandescentes. Il y a quelques années, elle s’est fait recadrer par la directrice des ressources humaines de son académie : «Ils m’ont signifié que je n’ai pas, dans le cadre du devoir de réserve qui me lie à l’institution, à émettre des critiques dans la sphère publique, partage-t-elle, la voix chevrotante. On est dans un corset, on ne peut pas s’opposer, on peut juste crever en silence.»
Dans ce contexte, rares sont les chefs d’établissement à oser dévoiler leur souffrance personnelle. «Il y a une omerta, mais ce n’est pas l’institution qui veut pousser la poussière sous le tapis. Il y a beaucoup d’autocensure : les gens s’épuisent et ne le disent pas», note Bruno Bobkiewicz. Pourtant, le ministère affirme que «la problématique des conditions d’exercice est évidemment identifiée et travaillée». Dans un mail adressé à Libération, il rappelle la mise en place en 2024 d’un groupe de travail «alléger, faciliter» par l’actuelle locataire (démissionnaire) de la rue de Grenelle, Nicole Belloubet, qui a abouti, en juillet, «à des mesures, volontairement concrètes […] et qui ont vocation à être mises en œuvre et généralisées sur l’ensemble du territoire, […] chaque académie demeurant libre dans les modalités d’application». Sans pour autant en dévoiler le contenu.
En interne, la parole peine à se libérer, tant les structures psychologiques et médicales – dédiées et indépendantes – manquent. Dans l’académie de Nathalie (1), qu’elle préfère taire, on dénombre seulement deux psychologues du travail. «Elles sont à disposition de toute la communauté éducative, tant dans le public que dans le privé. Elles sont débordées», regrette-t-elle. Mais l’accompagnement des personnels de direction dans le besoin varie selon les rectorats. Les académies de Besançon et de Toulouse (cinq autres rectorats n’ont pas répondu à Libération) se félicitent de la signature d’une charte académique élaborée avec les personnels de direction et les représentants syndicaux, «visant à simplifier le pilotage quotidien des établissements». Avant de citer pêle-mêle : des conseillers RH pour un soutien managérial, des groupes de pair-aidance, des webinaires d’information, des rencontres avec la hiérarchie…
Former les citoyens de demain
Le dilemme est posé par nos interlocuteurs : comment partager notre mal-être à un inspecteur ou un recteur qui a notre carrière entre les mains, car décideur des mutations et des promotions ? Un chef d’établissement ou un adjoint peut rester trois à neuf ans au même poste. Après un premier échange avec l’inspecteur d’académie, c’est au ministère d’entériner l’évolution de carrière du «perdir». «Rien ne vous sera officiellement reproché. Mais dans les faits, il y a une comparaison : “Untel a réussi à caser deux cents heures de Pacte enseignant” ; “Untel a mal appliqué la réforme”», déplore Olivier.
Après un burn-out en 2015 et «plusieurs épisodes d’épuisement intense» ces dernières années, Nathalie, désormais proviseure d’un lycée général, n’a eu d’autre solution que de «choisir un établissement où la situation serait plus facile. Je fais tout pour ne pas mourir au boulot». Dans ce système cloisonné, les passerelles entre les différents corps de métier sont rares. «Quelqu’un qui a été proviseur vingt ans peut devenir CPE, mais il ne peut pas devenir inspecteur académique, par exemple», expose-t-elle. A moins de repasser des concours et de refaire ses preuves. A dix ans de la retraite et après avoir été à la tête de plusieurs établissements difficiles, «hors de question», balaie Nathalie. Comme l’intégralité des équipes de direction interrogées par Libération, elle tient pour les mêmes raisons qui l’ont poussée à mettre les mains dans le cambouis, il y a près de vingt-quatre ans. La proviseur a cette certitude humaniste de participer au «noble» projet de former les citoyens de demain et qu’elle continue d’exercer, malgré tout, le «plus beau métier du monde».
(1) Les prénoms ont été modifiés.