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«Ça va devenir irrespirable» : en couple depuis quatre ans, il a voté pour le RN, elle pour le Nouveau Front populaire
Après l’annonce du score historique du RN aux législatives, Léa et Pierre, deux trentenaires, racontent comment ils s’accommodent de la fracture intime générée par leurs très forts désaccords politiques.
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Dimanche, quand ils se sont déplacés au bureau de vote pour le premier tour des législatives, c’était chacun pour soi. Pierre (1), 34 ans, espérait pouvoir s’y rendre «main dans la main» avec Léa (1), son amoureuse depuis quatre ans. Elle, elle a refusé et «passé la journée sans lui adresser la parole». Pour cette graphiste de 32 ans, ce fut le Nouveau Front populaire, lui, zemmouriste convaincu, a mis un bulletin Rassemblement national dans l’urne car le parti de Jordan Bardella «a plus de chance de gagner». En temps normal, chez eux, la politique n’est pas abordée – «on se clashe trop, sinon», dit Léa – mais les élections obligent le couple à mettre leurs divergences sur la table.
Interviewés séparément, quelques jours avant le premier tour, c’est Léa qui accepte de parler la première. Assise sur un banc du XIVe arrondissement de Paris, elle nous attend en prenant le soleil. «Tout doux !», réprimande-t-elle son cocker lorsqu’il bondit de ses genoux pour dire bonjour. Cheveux châtains, elle n’ôte pas ses lunettes de soleil, mais on devine des yeux bleus surlignés par un trait d’eye-liner. A peine installée au café, Léa ne cache pas son inquiétude : «J’ai vraiment peur que la haine et la violence soient libérées par l’arrivée du RN au pouvoir.» La question de voter à gauche «ne se pose même pas, chez la trentenaire. Pour Pierre, c’est l’inverse, son rempart contre l’anxiété, c’est l’extrême droite».
Son compagnon, qui a grandi dans une famille «de gauche qui lisait Télérama», a fait un virage politique à 180°. Son père «militait même au Parti communiste pendant un temps», dit-il. Une chemise bariolée et les cheveux poivre et sel, Pierre est suivi à la trace par leur chien, quand on le rencontre à son tour à leur domicile. «Ça, c’est Ginger», dit-il timidement en montrant le chat roux, perché sur la bibliothèque. Sur la table, un verre de Coca. «Enfant, j’étais intéressé par la science. Je ne savais pas lire que j’avais déjà feuilleté toutes les encyclopédies de la bibliothèque, je regardais les images des planètes, tout ce qui parlait d’astronomie.» Au lycée, il est «antinucléaire», a sur son ordinateur «un patch Greenpeace». Mais en 2006, lorsque Dominique de Villepin met en chantier le contrat première embauche (CPE), avec l’allongement de la période d’essai de deux ans au lieu de huit mois pour un jeune salarié, il commence à moins se reconnaître dans les mobilisations étudiantes. «J’étais en pilote automatique, je récitais des arguments, ça me dérangeait», dit-il. Il étudie ensuite l’économie, c’est là qu’il forge ses opinions «libérales». Il vote Hollande en 2012, puis Macron en 2017, son intérêt pour le parti Reconquête vient après. «Un choix par dépit», avoue-t-il.
«Selon lui, le mal du pays c’est l’insécurité», résume Léa. Le reste du programme d’Eric Zemmour ou de Jordan Bardella intéresse peu Pierre. Ce sont les mots «immigration» et «délinquance» qui reviennent comme des mantras. «Reconquête, c’était le parti qui en parlait le plus», affirme-t-il. A l’origine de cette préoccupation, les attentats du Bataclan et de Charlie Hebdo – «des moments qui [l]’ont traumatisé». Pierre subit aussi, il y a trois ans, une agression qui le «conforte» dans ses opinions. Il reste discret sur l’événement : «Fracture d’une vertèbre et 100 jours d’ITT [incapacité totale de travail, ndlr]».
Le point de bascule. Léa : «C’était une embrouille banale, mais c’est allé très loin pour une histoire d’accrochage sur la route. Le type est descendu de sa camionnette pour poursuivre Pierre, il voulait le tuer. S’il n’avait pas été pris en stop, il serait mort. Quand il m’a raconté ça, je me suis dit “Merde ça va confirmer tous ses biais, et lui donner un argument concret”.» «Le PS ou LFI, on ne les entend pas sur ce genre de sujet», avance Pierre. Pour Léa, aucun doute, c’est par détresse psychologique que son compagnon s’est tourné vers l’extrême droite : «Il fait un déni total, mais pour moi c’est lié. Cela ne peut pas être autre chose.»
«Seuil de tolérance»
Lorsqu’ils se rencontrent il y a quatre ans, Léa n’imagine pas que Pierre en arriverait à un tel extrême. Elle raconte, hilare, avoir cru en le «matchant» sur une application de rencontres qu’il était «de gauche, avec sa petite barbe et son air fêtard». Pierre se souvient : «J’étais à fond ! J’avais tellement peur de tout foutre en l’air avant qu’on se rencontre.» Léa évoque leur premier rendez-vous : «Ce que j’ai trouvé très mignon, dit-elle en rougissant, c’est que c’était le seul mec qui voulait juste se promener un dimanche après-midi avec moi. Je n’étais pas un bout de viande.» A l’époque, elle ne fréquente «que des instits», mais garde un souvenir «horrible» de sa dernière relation avec l’un d’entre eux. «Tu as beau voter à gauche, si tu es un connard dans la vraie vie… ça ne sert à rien. C’est du vent. D’ailleurs, je ne voulais plus voir de mecs, j’étais dégoûtée des hommes.» Elle explore alors sa bisexualité. «J’ai été en couple avec une fille et, en trois mois de relation, on s’est fait agresser cinq fois», raconte-t-elle, encore remuée. Avec Pierre, elle regagne confiance, et elle se «reconstruit».
A Paris, le 28 juin.
Leurs rencards ne sont pas exempts de désaccords. Lorsqu’elle lui dévoile, lors du troisième rendez-vous, s’être engagée auprès du collectif Nous Toutes pour participer à des collages féministes, Pierre lui rétorque qu’il «qu’il ne faut pas sombrer dans une logique complotiste où le patriarcat serait à la source de tous les maux». La première dispute éclate : «J’ai pété un plomb. Putain fait chier quoi, j’étais bien lancée avec lui et il me sort ses théories en carton. Je me suis mise en colère, c’était chaotique. Et en même temps, je n’avais pas du tout envie de le dégager de ma vie.» Ce paradoxe-là, elle l’explique simplement : «Quand tu viens d’un milieu où, quand ça ne va pas, on te met des claques ou on te jette dans l’escalier, ces désaccords, ils paraissent plus soft. C’est horrible de dire ça, mais j’ai un seuil de tolérance assez haut.»
Elle évoque une enfance «violente» à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), dans une famille «plutôt à gauche», un père qui «lisait Libé» et une mère «écolo». Quand elle claque la porte du domicile familial, elle affine ses convictions : «J’ai mis quatre ans à trouver mon premier CDD en tant que graphiste alors que j’ai fait six ans d’études. J’ai fait des boulots où j’étais traitée comme de la merde ! J’ai atterri plein de fois à l’hôpital pour des problèmes d’angoisse et de dépression. Ça m’a ouvert les yeux sur les failles de notre système de santé.» Elle est alors consciente que Pierre a des idées opposées aux siennes, mais n’arrive pas à stopper la relation : «On a un peu le même grain de folie. C’est un ovni comme moi, toujours à contre-courant. Parfois, il dit des trucs qu’il ne faut pas, ça fait mal, mais je sais qu’il ne me mentira jamais, qu’il est sincère.» Ils emménagent ensemble «au bout de six mois», et pour décrire leur quotidien et sa stabilité, elle trace, à l’aide de son index, une ligne droite et horizontale dans le vide. A l’approche des élections, elle l’avoue, cette ligne devient chancelante.
«Idées à la con»
«J’ai envie qu’il se réveille, qu’il se sente con», admet Léa. Au lendemain des résultats, elle est sonnée : «Tous les fachos vont sortir de leur tanière, et moi j’ai aucune envie de me battre au quotidien, ça va devenir irrespirable. Je pense sérieusement à quitter la France.» Elle ponctue régulièrement son discours de «fait chier», «merde», «idées à la con». Sa psychologue est pourtant catégorique : «Il faut mettre tous vos désaccords dans une boîte, et ne pas en parler», lui a-t-elle dit. Pas facile quand, dans un petit appartement, les activités de l’un n’ont plus de secret pour l’autre. Lorsqu’elle tombe sur le compte Twitter de son compagnon, «c’était à gerber», souffle-t-elle. «Il a une dent contre l’islam, ça c’est sûr.» De son côté, Pierre insiste, il n’est pas raciste : «Même si Léa n’hésite pas à me traiter de facho. Je ne suis pas contre l’immigration, je suis pour une immigration raisonnée, mieux contrôlée. Le PS ou LFI, on ne les entend pas beaucoup sur ce genre de sujet.». Malgré les nombreuses invectives lancées par Léa, il n’a pas renoncé à voter RN ce dimanche et se dit «content des résultats sans sauter de joie car le NFP a tout de même fait un bon score». Quand elle rentre à la maison après le dépouillement, Léa raconte : «On a réussi à rire du fait que Cahuzac n’était pas réélu, mais au lit, il était pendu à son téléphone. Il voulait voir les résultats circonscription par circonscription. Quand j’ai vu la carte toute brune, j’ai eu envie de pleurer.» Pierre l’avoue : «J’ai peur que ça nous éloigne, si cela devient un sujet tabou entre nous.» Dans leur circonscription, c’est le Nouveau Front Populaire qui arrive en tête et qui affrontera Ensemble pour le deuxième tour. Pierre ne sait pas encore «s’il partira à la pêche» mais c’est surtout le résultat national qui mobilise le couple.
Si la période est tendue, Léa et Pierre disent s’entendre sur l’essentiel. «On est d’accord sur le principal pour fonctionner en tant que couple, comme une sorte de feuille de route pour l’avenir. On veut des enfants, on a envie d’être en couple et pas en couple libre. On veut notre chat, notre chien, c’est la même vision du confort. Pour les vacances, elle va faire des visites culturelles, moi du kitesurf surf. On est tolérants avec nos différences», affirme Pierre. En partant, il nous rassure : «Ne vous inquiétez pas, même si je vote pour l’extrême droite, je ne déteste pas les journalistes.» Dans leur appartement, le mur du salon est couvert de cadres. Sur une des affiches, on peut lire : «La devise de cette maison : amour inconditionnel et humour de mauvais goût.» Des prérequis dans la situation actuelle.