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La coquillette s’habille en Prada
Ces pâtes à cuisson rapide font partie des plus consommées par les Français. Surfant sur cette popularité, une entreprise vend jusqu’à 16 euros ce plat bon marché et déclinable à toutes les sauces. Mais les clients n’aiment pas être pris pour des nouilles.
Devais-je tout plaquer pour ouvrir un bar à coquillettes ? L’espace d’une fraction de seconde, la question a cheminé dans mon esprit. A mesure que l’idée germait, les différentes étapes d’un business plan commençaient à s’échafauder dans ma tête ; mes pupilles se dilataient et mon système nerveux faisait face à un afflux de dopamine brutal. Alors, comment m’y prendre ? D’abord, il faudrait trouver un petit local à louer (dans l’hypercentre d’une grande ville), l’équiper avec du matériel culinaire de pointe (une grande casserole, un réchaud à gaz), puis investir dans une demi-tonne de ces célèbres pâtes en forme de tube coudé. Ensuite, j’aurais besoin de mettre au point quelques recettes (plus ou moins inspirées).
Pour le tour de main, pas de panique : je n’aurais qu’à bien respecter le temps de cuisson indiqué sur l’emballage des paquets (environ sept minutes). Enfin, il me suffirait de vendre les plats (quatre ou cinq fois le prix qu’ils m’ont coûté), de faire fortune et de devenir (sous les yeux de mon entourage ébahi) le nouveau « Roi de la nouille » autoproclamé. Mais, à vrai dire, je m’emballais un peu – ce dont j’avais surtout besoin (là, tout de suite), c’était de boire un grand verre d’eau glacée.
La fièvre entrepreneuriale m’avait pris en apprenant l’ouverture du « premier bar à coquillettes de France », quelque part dans le centre de Paris, pour une période éphémère, du 27 janvier au 5 février. La formule, assez incongrue, m’avait fait sourire. L’annonce, quant à elle, avait été faite en grande pompe par l’entremise d’une vidéo Instagram publiée sur @leguideultime – un compte de recommandations de restaurants suivi par près de 730 000 personnes. Le clip, que l’on imagine issu d’un partenariat sponsorisé, embarque le spectateur dans « le nouveau pop-up qui va casser Internet » : chez Coquillettes, un restaurant qui, avec sa déco criarde et ses tables en terrazzo, fait davantage penser à un concept store.
Derrière le comptoir, on assiste à la préparation du produit-phare de la maison : des bols de pâtes. Une serveuse aux mains gantées déverse le contenu d’une poêle remplie de coquillettes crémeuses dans un récipient en carton, puis se saisit d’une cuillère à glace qu’elle plonge au fond de différents bacs en inox pour venir agrémenter le plat en garnitures diverses (fromages, sauces, viandes, légumes). La composition du bol de nouilles se construit à la carte, selon les envies, comme on commanderait un cocktail à un barman – d’où l’emploi du terme « bar à coquillettes ». Différentes recettes ont été spécialement élaborées pour convaincre les indécis : la A table est composée de jambon blanc, d’emmental râpé et de sauce à la crème fraîche ; la Coqui mélange du poulet épicé avec du fromage Boursin à l’ail et aux fines herbes ; tandis que la Truffe love joue la carte des copeaux de parmesan et de la sauce crémeuse infusée à la truffe – pour ne citer qu’elles.
Florilège de réactions négatives
Le concept de l’enseigne, qui fait déjà florès depuis plusieurs mois sur les réseaux sociaux et les plates-formes de livraison (à grand renfort d’opérations marketing, notamment incarnées par les youtubeurs McFly et Carlito ou le chef Norbert Tarayre), a été inventé par la société Clone, une jeune pousse « spécialisée dans la création de marques de restauration destinées à la livraison à domicile », lit-on dans son dernier communiqué de presse.
Au bar Coquillettes, le prix d’un bol varie entre 10 euros et 16 euros, en fonction des recettes. Une somme – rondelette pour un plat de pâtes – qui, une fois divulguée sur les réseaux sociaux, a provoqué l’effet escompté : pour de bon, « casser Internet ». « Je comprendrai jamais ce concept d’aller au restaurant pour manger des trucs qu’on peut cuisiner facilement chez soi », s’étonne par exemple une internaute dans un tweet, lequel s’ajoute au florilège de réactions négatives collectées par CNews dans un article consacré au sujet.
Parce que les nouilles renvoient à un plat de fond de placard simple et bon marché, on ne semble pas concevoir qu’elles puissent faire l’objet d’une proposition culinaire autre que celle que l’on connaît dans l’intimité de sa cuisine. Se soucie-t-on autant du prix – et de la marge brute réalisée par le restaurateur – lorsque l’on commande un plat de penne, de lasagnes ou de tagliatelles dans une brasserie quelconque ? Peut-être cette levée de boucliers vient-elle du fait que tout un chacun entretient un rapport affectif et sentimental avec les coquillettes. D’abord, parce qu’elles sont la variété de pâtes la plus consommée en France, juste derrière les spaghettis, selon un argument mis en avant sur le site de la marque Barilla. Ensuite, parce que ces pâtes de la vie de tous les jours renvoient à un imaginaire propre, à des souvenirs communs.
Mélangé au ketchup ou accompagné de lamelles de jambon blanc déchirées par des mains de grand-mère, c’est le plat des enfants – et, plus tard, des adultes qui ont gardé leur âme d’enfant. Bon marché et rapide à cuisiner, c’est l’assiette des étudiants et des travailleurs pressés ; le menu des soirs de flemme et des week-ends de détente. Consensuel et populaire, c’est le repas des personnes seules et des familles nombreuses ; le mets des moments tristes et des souvenirs heureux – 100 grammes de féculents qui laissent à chacun un arrière-goût toujours différent.
Les coquillettes, c’est aussi une exception culturelle : l’un des rares noms de pâtes à ne pas avoir de consonance italienne. L’appellation aurait été utilisée pour la première fois par Panzani, une marque française, en dépit des apparences, dans les années 1950. « Un îlot de nouilles égaré dans un océan de pâtes. Un vestige de la culture franque chez les Latins », s’émeut carrément Alain Schifres, dans son Dictionnaire amoureux du bonheur (Plon, 2011). Dans de telles circonstances, faut-il accepter que quelqu’un joue sur cette corde sensible pour en faire commerce ? Est-ce un sacrifice sur l’autel du capitalisme ou un coup de génie ? La réponse se trouve, comme toujours, quelque part au fond d’un bol de nouilles.
Le Monde