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L'étonnant business des pigeons voyageurs belges
Les colombophiles belges sont reconnus dans le monde entier comme les meilleurs. Leurs oiseaux de course, animaux d'exception, peuvent se vendre jusqu'à 1,6 million d'euros. Plongée dans une communauté de passionnés, héritiers d'une tradition de deux siècles.
Dans l'élevage de pigeons de Jelle Roziers, à Iteghem en Flandre, en septembre dernier. Le colombophile aux nombreuses victoires en compétition collabore avec un nutritionniste spécialisé et le même vétérinaire depuis vingt ans.
Dans l'élevage de pigeons de Jelle Roziers, à Iteghem en Flandre, en septembre dernier. Le colombophile aux nombreuses victoires en compétition collabore avec un nutritionniste spécialisé et le même vétérinaire depuis vingt ans. (Nick Hannes pour Les Echos Week-End)
Par Karl De Meyer
Le 29 juillet dernier, les organisateurs d'une course de pigeons au départ de Narbonne ont commis une grave erreur d'appréciation. Alors que des orages violents étaient signalés au nord, ils ont malgré tout décidé de lâcher les quelque 26.149 oiseaux « enlogés » dans la compétition. Il en résulta une hécatombe : des milliers de volatiles, déboussolés au sens propre par les intempéries, se sont perdus ou ont péri.
Ce drame ornithologique a fait beaucoup de bruit en Belgique, car le royaume, berceau de la colombophilie au XVIIIe siècle, reste aujourd'hui sa terre de prédilection. Fin août, sur les quelque 10.000 pigeons belges inscrits à Narbonne, un millier n'avaient pas retrouvé leur pigeonnier. Un crève-coeur pour les éleveurs concernés, qui développent une forte relation affective à leurs oiseaux. « J'ai perdu les deux que j'avais enlogés, raconte Eddy Martinot, un professeur de classes vertes quinquagénaire de Beauraing, au sud de la Wallonie. C'est beaucoup de travail pour rien mais aussi une perte émotionnelle. En ce moment, ça me fait de la peine de voir mes deux casiers vides. »
Pour les plus professionnels des éleveurs, ce fut aussi, virtuellement, une grosse perte financière car un pigeon « champion », qui se classe bien dans les courses les plus prestigieuses, peut se vendre plusieurs milliers d'euros comme reproducteur ou reproductrice. Avec l'entrée sur le marché d'acheteurs chinois et taïwanais ces dernières années, les prix ont carrément flambé. En 2020, la femelle de 2 ans New Kim a ainsi été adjugée 1,6 million d'euros à un milliardaire chinois, battant le record établi l'année précédente par le mâle Armando, parti pour 1,2 million d'euros sur la même plateforme d'enchères, Pipa (Pigeon Paradise). Pour Gaston Van de Wouwer, l'heureux propriétaire de New Kim, ce jackpot avait le goût de la consécration au moment de la retraite. Cette vente mirifique a au passage confirmé l'excellence du cluster d'éleveurs de la région de Berlaar, au sud-est d'Anvers.
Stratagèmes un brin pervers
Dans ce village tiré à quatre épingles, un autre éleveur de renom, Jelle Roziers, a accepté de nous recevoir et de lever (avec précaution) le rideau sur l'univers très fermé et très secret de la colombophilie belge. « J'ai eu mon premier loft à l'âge de 12 ans », raconte-t-il assis sur un sofa dans son jardin, en short et tee-shirt. « C'est une passion qui court dans la famille, mon grand-père avait des pigeons, mon père, mes oncles. » Il vaut mieux être passionné car c'est beaucoup de contraintes. « L'été, je me lève vers 4 h 45, l'hiver un peu après 6 heures. C'est difficile de partir en vacances. Bien sûr je peux demander à un autre éleveur de s'occuper de mes oiseaux, mais je ne fais confiance qu'à très peu de personnes. »
La colombophilie occupe à temps plein ce Flamand de 39 ans, qui gère aussi l'emploi du temps des quatre bambins de la maison quand sa femme est au travail. Il faut veiller à ce que les pigeons se nourrissent bien, « avec le bon équilibre d'oméga-3, de vitamines, de minéraux ». Jelle Roziers collabore avec le nutritionniste spécialisé Eddy Noel. Il a le même vétérinaire depuis vingt ans. Le pigeonnier, au fond du jardin, est impeccablement tenu. « Le meilleur moyen de motiver des pigeons de course, c'est de leur offrir un habitat où ils se sentent bien et en sécurité, à l'abri des prédateurs. »
Certains éleveurs recourent toutefois à des stratagèmes, parfois un brin pervers, pour accélérer le vol de leurs champions. Par exemple en introduisant un mâle rival auprès de la femelle d'un compétiteur pour lui faire comprendre qu'il doit se dépêcher de retrouver sa dulcinée. Ou en se lançant dans de savants calculs pour que les oeufs d'une femelle éclosent juste avant une course, de manière que la jeune maman soit pressée de retrouver sa progéniture.
Chaque seconde compte sur ces courses où les oiseaux peuvent filer à plus de 100 km/h. Si tous les inscrits partent du même endroit, où ils ont été transportés dans des paniers par des « convoyeurs », il n'y a pas de ligne d'arrivée. Chaque animal rejoint, grâce à sa boussole innée, son pigeonnier. Via une bague électronique attachée à une patte, un système de constatation enregistre l'heure exacte d'arrivée, après quoi un ordinateur calcule la vitesse moyenne de chaque participant. Le vainqueur n'est pas forcément le premier arrivé, mais le plus rapide. Les pigeons de la région de Berlaar volent en général en escadrille, ce qui leur donne un avantage compétitif. Eddy Martinot se plaint d'ailleurs que le parcours des courses desserve systématiquement les Wallons : « En 2022, seuls deux concours sur les vingt organisés démarraient du couloir rhodanien qui favorise, en théorie, les pigeons de l'est et du sud de la Belgique. Cette année, les conditions météo sont restées très stables (chaleur et vent d'est) ce qui a encore accentué l'avantage des colonies flamandes. »
Irrémédiable déclin
Denis Sapin, président du Comité sportif national de la Fédération royale de colombophilie belge (FRCB), reste toutefois convaincu que les jeux restent ouverts. « La beauté de ce sport, c'est qu'un pigeon isolé d'un tout petit éleveur des Ardennes peut très bien gagner une course de prestige », explique-t-il avec enthousiasme au siège de Halle, face à une impressionnante fresque murale représentant un pigeon géant à l'oeil scrutateur. Les éleveurs savent lire dans les yeux des oiseaux leur potentiel - et y voient aussi de l'émotion. Didier Tison, porte-parole de la FRCB et éleveur lui-même, assure que « chaque fois qu'on les voit rentrer en tête d'un concours, on a les larmes aux yeux ».
Ces passionnés sont les héritiers d'une longue tradition qui remonte au XVIIIe siècle. « Bien des civilisations ont utilisé des pigeons voyageurs, des Perses aux Romains, mais en Belgique la colombophilie s'est développée avec la révolution industrielle et l'essor de la classe ouvrière», raconte Françoise Lempereur, spécialiste de patrimoine culturel immatériel à l'Iniversité de Liège, ancienne journaliste de la radio-télévision publique tombée dans la colombophilie pour préparer une émission. « Pour les ouvriers, c'était un loisir d'évasion qui ne coûtait pas trop cher et ne demandait pas trop d'infrastructures », résume-t-elle.
Les corneilles prennent racine à Paris
A la fin des années 1950, la Belgique dénombrait encore 200.000 éleveurs. Mais la vie moderne, la séduction de loisirs concurrents, la démocratisation des vacances, la multiplication des dangers pour les oiseaux (lignes à haute tension, prédateurs, réseaux de télécommunication) ont conduit à un irrémédiable déclin. La FRCB revendique aujourd'hui encore 20.000 membres, à 80 % flamands. « En Wallonie, on peut certainement incriminer une réglementation tatillonne qui a compliqué la construction des pigeonniers », soupire Didier Tison.
Avec la mondialisation, des acteurs venus d'Asie et du Golfe persique se sont intéressés de très près aux pigeons « made in Belgium », un label si reconnu que des éleveurs néerlandais s'installent en Belgique pour s'en prévaloir. Cela a conduit à une professionnalisation à laquelle la plateforme Pipa, qui noue des contrats d'exclusivité avec certains éleveurs, a largement contribué.
Jelle Roziers s'est ainsi associé en 2015 à un partenaire chinois, « Green » Xiang, pour s'ouvrir plus facilement des portes dans l'empire du Milieu. La coopération porte visiblement de nombreux fruits : la société de Jelle Roziers (qu'il détient toujours à 100 %) a dégagé en 2021 un joli profit. Le colombophile a fait tatouer sur son avant-bras des caractères chinois : « C'est mon nom et mon signe zodiacal, Lion. » Le jour de notre visite, son visage s'éclaire à la réception d'un message en provenance de Chine : « Une bonne nouvelle, une nouvelle vente. »
Compte tenu de l'importance de gagner des courses de prestige, il y eut dans le passé des scandales de dopage. Comme en cyclisme, les tricheurs ont eu recours à des substances toujours plus fortes: « Stéroïdes, anabolisants, il y a désormais des pages et des pages de produits interdits », précise Didier Tison. Jelle Roziers, qui gagne beaucoup de courses, s'est fait contrôler (on analyse les déjections des oiseaux) trois années de suite, en 2017, 2018 et 2019. « Totalement clean », commente-t-il.
La patience des convoyeurs
On sent, chez certains colombophiles, une nostalgie pour l'époque où la filière était moins ancrée dans l'exigence de performance, « quand les compétiteurs se contentaient de paniers de fleurs, de rubans, de coupes à exposer dans le salon », selon les mots de Françoise Lempereur. L'avenir de la filière est en question. « Ça prend un temps fou, ça se professionnalise de plus en plus, on a de moins en moins de plaisir. Les professionnels vont rester entre eux », pronostique Eddy Martinot qui, après trente ans de concours, songe parfois à ne plus y participer. « Et depuis dix ans, à cause des éperviers, des faucons, des autours des palombes, quand je lâche mes oiseaux, je suis stressé, j'ai peur de les perdre. »
Il est convaincu que l'école a un rôle fondamental à jouer dans la transmission de ce patrimoine belge. « On peut introduire de la colombophilie dans toutes les matières, faire calculer aux élèves la vitesse d'un pigeon, leur faire étudier la géographie d'un parcours, étudier le rôle des pigeons pendant les guerres mondiales », énumère-t-il. La FRCB mène des actions de sensibilisation dans les écoles. Mais même Jelle Roziers hésite visiblement à recommander à ses fils de reprendre le flambeau : « C'est trop de travail. » Pour Didier Tison, « l'avenir passera par des tandems, voire des associations de trois éleveurs » pour alléger les contraintes.
Il regrette de ne plus entendre sur la radio publique les messages que la Fédération faisait diffuser jadis pour annoncer les conditions sur les lieux de départ des courses. Lorsque la météo était défavorable, on temporisait : « Les convoyeurs attendent. » Cette belle expression a donné son titre à un livre de Françoise Lempereur et à un film de 1999 avec Benoît Poelvoorde. Le 29 juillet, les convoyeurs auraient dû attendre.
Aux pigeons, la patrie reconnaissante
A Bruxelles, dans le quartier Sainte-Catherine, se dresse une statue en bronze des années 1930 qui rend hommage au rôle joué par les pigeons lors de la Première Guerre mondiale. Ces oiseaux ont servi de messagers cruciaux dans de nombreux conflits. Lors du siège de Paris par les Prussiens, en 1870, ils furent précieux aux Parisiens pour maintenir le contact avec le reste du pays (en miniaturisant les dépêches). Pendant la Grande Guerre, tous les belligérants y eurent recours. Vaillant, le dernier oiseau à disposition du commandant Raynal, encerclé dans le fort de Vaux au cours de la bataille de Verdun, reçut une citation à titre posthume. Les pigeons reprirent du service lors de la Deuxième Guerre mondiale, en appui de la Résistance par exemple. On pense que Daech en a aussi utilisé dans les années 2010 en Syrie.
Les Echos