Ce n’est pas tant qu’il l’ait dite ou pas, cette petite phrase, qui est important, que la croyance qu’il l’ait dite qui s’est répandue dans le monde. Autrement dit, sa réception, quand bien même il ne l’aurait jamais prononcée, dénote une interrogation collective qu’il n’est pas sans intérêt ni pertinence de vouloir élucider.
Car il s’agit tout de même de se demander en quoi cette phrase est surprenante à la fin du XXè siècle. Elle surprend d’abord parce qu’elle présuppose que le monde serait sorti depuis longtemps des religions. Or, on sait bien qu’il n’en est rien. Même si Dieu est mort (mais après tout il n’y a pas si longtemps, à peine un siècle) on sait bien que les trois monothéismes perdurent dans le coeur de l’humanité.
A contrario, Max Weber a eu beau parler du « désenchantement du monde » suite à la perte du sentiment religieux dans l’organisation de nos sociétés à la suite du constat fait par Nietzsche dans les années 1880, et repensé encore récemment par Marcel Gauchet comme « sortie des religions », l’idéologie laïque qui en a permis l’émergence s’avère elle aussi à bout de force et sur le déclin tout autant que le sentiment religieux auquel elle s’oppose et duquel elle est née vers 1715 pour faire valoir le règne du bonheur sur terre.
Or, on voit bien ce qu’il en est aujourd’hui. Le bonheur a été ravalé à la consommation des biens matériels. On pouvait croire, au début du XVIIIè siècle à l’apparition d’une vertu nouvelle ; c’était l’aube d’un « événement spirituel » (pour reprendre la formule de Malraux) qui allait bouleverser le monde. Comme l’écrivait le théorisait Shaftesbury, un philosophe injustement oublié, « Beauty and Good are one and the same ». Mais avec la mondialisation et la misère grandissante sur la terre cette belle harmonie a depuis quelque temps déjà volé en éclats. L’idéologie laïque elle-même, qui était intimement liée au règne grandissant du bonheur sur terre, devient le pâle reflet de l’Idée ordonnatrice des choses du monde. Elle s’est réifiée dans le Marché ; le monde est devenu un immense casino qui ne régule plus rien, augmente la détresse des peuples et répand sa fureur sans limite sur la planète.
D’où la nécessité d’en revenir aux fondamentaux, non pas peut-être au religieux – car aucun événement spirituel ne se produira – mais au sentiment métaphysique du mystère de la vie et de notre présence sur terre pour un temps très limité. Le sentiment métaphysique qui peut nous étreindre est d’autant plus vif que les croyances religieuses, mortes, ne nous assurent plus de survivre dans un au-delà de la mort, renforçant ainsi à la fois l’urgence à vivre ici et maintenant (sentiment qu’on voit apparaître notamment chez Madame de Staël dès la fin du XVIIIè siècle, dans Corinne ou l’Italie) et ce que Marcel Conche appelle une « métaphysique du hasard ». Cette métaphysique nous conduit à une expérience mystique de la présence de l’univers en nous, dans le silence et le sentiment de plénitude du divin ici et maintenant, c’est-à-dire de la Nature se livrant sous tels ou tels aspects toujours changeants, mais sur le fond de sa présence énigmatique globale, échappant, elle, à l’emprise du temps qui nous ronge et dont nous percevons désormais si vivement l’oeuvre de destruction dans nos corps, dans nos vies comme sans doute jamais auparavant l’humanité ne l’a perçue avec une telle accuité.
Il y a là une expérience de l’absolu, une expérience mystique de la Nature, qui ne dépend d’aucune condition, d’aucune limite, d’aucune détermination. Cet absolu est infini comme l’était autrefois la religion. C’est une sorte de mysticisme de l’immanence, née à la fois des ruines du sentiment religieux même s’il a encore de beaux restes et des ruines de l’idéologie laïque qui est en train de s’effondrer sous les coups de boutoirs de la mondialisation. Ce mysticisme de la Nature est tragique parce qu’il lui incombe d’assumer la finitude de l’homme dans un univers qui n’est pas structuré comme une nature mais ne dépend que du hasard sans plus permettre dès lors de construire un sens a priori de notre présence dans la Nature