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Quand la France s'enfuit
Le regain électoral spectaculaire de l'extrême droite s'expliquerait, selon la majorité des observateurs, par la crise économique, la situation de l'emploi ou la montée des intégrismes, voire les calculs machiavéliques des partis politiques. Pour d'autres, par l'inexorable déclin de la France, toujours orpheline d'un nouveau sauveur suprême.
Le mal est hélas beaucoup plus profond car il puise ses racines dans les fondements même de la République. Au risque de briser un tabou, la dérive à laquelle nous assistons depuis quelques années, traduit le désarroi dans lequel sont plongés nos concitoyens. Une question les taraude, certes encore posée à demi-mots, "la France existe-t-elle encore ?".
Cette nation, comme feu l'Union soviétique, s'est construite dans la violence et une rupture radicale avec le passé, et ses bases reposent sur un discours à portée universelle, une posture idéologique davantage que sur des traits culturels pourtant déjà bien ancrés. Certes, de nombreux intellectuels, comme Fernand Braudel ou Pierre Nora pour ne citer qu'eux, se sont efforcés de donner de la chair à ce discours mais force est de reconnaître que ce socle est aujourd'hui en partie fissuré.
S'interroger sur son identité, c'est déjà répondre par la négative à une question qui ne devrait pourtant pas se poser. Nous enterrons, pour paraphraser François Furet, le passé d'une illusion, la République est nue, et les principes les plus élevés s'estompent pour laisser place à tous les égarements des peuples sans boussole.
Pascal nous l'avait pourtant bien enseigné – "Qui veut faire l'ange fait la bête" – et l'Histoire l'a confirmé. Depuis deux siècles, la France oscille en permanence entre un magister moral exercé urbi et orbi au nom des droits de l'homme et les pires compromissions. Or, la dialectique a ses limites et la liberté, l'égalité ou la fraternité ne peuvent constituer à elles seules un projet et un grand homme, fût-il de Gaulle, ne suffirait plus désormais à concilier l'inconciliable.
Tout ce qui a concouru à forger cet homme nouveau, à la fois ancré dans un terroir et porteur des valeurs intemporelles de la civilisation occidentale, est en train de se retourner contre cette utopie. Mais nous ne voulons pas l'admettre comme nous n'avons pas accepté de reconnaître que Vichy faisait partie de notre histoire avant que Jacques Chirac ait le courage de le faire, que l'Algérie n'était pas la France, que Dreyfus, parce qu'il était juif, n'était pas un traitre pour autant, que les mutins de 1917 ne méritaient pas d'être conduits au peloton d'exécution…
Faut-il que nous soyons à ce point pusillanimes et peu sûrs de nous pour renoncer à célébrer le cinquantenaire de la mort de Céline, cet immense écrivain, au motif qu'il était collaborateur ? De quoi avons nous tant peur ?
CONTORSIONS SÉMANTIQUES
La France est devenue rigide, pointilleuse, sectaire, mesquine… Elle s'est construite avec des mots qui se sont peu à peu détachés des concepts qu'ils étaient censés désigner. La mode est aux contorsions sémantiques, mais plus personne n'est dupe. Ce verdict n'en est que plus amer car avec ses mots, c'est la France qui s'enfuit.
Au nom de l'élitisme républicain, le système scolaire est devenu une machine à exclure et il a fallu mettre en place des dispositifs de discrimination positive pour permettre aux enfants des quartiers en difficulté d'accéder aux grandes écoles. Au nom de l'unité et de l'indivisibilité de la France, l'administration est centralisée comme dans aucun autre Etat comparable. Au nom de notre modèle d'intégration tout est mis en œuvre pour nier ce qui fait la richesse des apports extérieurs. Au nom de notre indépendance, la construction européenne a toujours été vécue comme un asservissement par une majorité de Français. Au nom de la laïcité, jamais la liberté de culte n'a été autant menacée. Au nom du droit, l'empilement de normes de plus en plus complexes conduit à l'arbitraire, à la corruption, à la fraude, pire, à l'injustice…
Il n'est pas étonnant dans ces conditions que l'extrême droite soit en train de s'emparer des principes de la République, comme le fit en son temps le Parti communiste, sinistre clin d'œil de l'Histoire.
Un sondage international BVA-Gallup publié en janvier indiquait que les Français figuraient parmi les habitants les plus pessimistes de la planète. On saurait l'être à moins. La part de ceux qui rejettent le système politique actuel ne cesse de s'accroître et les démocrates convaincus seront bientôt minoritaires. L'anomie politique est au coin de la rue et le totalitarisme arrive toujours dans les bagages des abstentionnistes.
Qu'en dirait aujourd'hui Pierre Viansson-Ponté ? La France s'ennuie-t-elle à ce point comme elle pouvait le faire le 15 mars 1968 ? Faut-il craindre alors une explosion, un grand soir ? Rien n'est moins sûr, le scénario le plus probable à court terme étant celui d'un renforcement de l'individualisme, d'un cynisme de façade, d'un regain des incivilités, traduisant le passage progressif d'un pays phare à un espace atone privé de ses vertus.
VIVRE ENSEMBLE
L'ancien médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, dans son ultime rapport avant d'être élu à la présidence du Conseil économique, social et environnemental, regrettait ainsi que les citoyens s'éloignaient les uns des autres en perdant la notion du vivre ensemble. La barre est dorénavant trop haute à franchir.
Cette fuite est-elle inéluctable ? Un sursaut est-il possible ? Sans doute, à condition de nous interroger non point sur notre identité, mais sur le sens de notre diversité, de la faire vivre ou de la faire revivre. Ce n'est pas seulement la Ve République qui est en cause – changer de constitution pourrait à la rigueur suffire –, c'est la France de 1789 qui est à bout de souffle parce qu'elle a recouvert d'une chape de plomb tout ce qui pouvait concourir à remettre en cause le dogme de l'uniformité.
Pour éviter à la fois toute dérive communautariste et toute tentation autoritariste, la seule voie consiste à redonner un vrai pouvoir aux territoires, aux corps intermédiaires, aux associations, à rendre la justice réellement indépendante, à permettre aux femmes d'accéder à des postes de responsabilité – cinq femmes seulement viennent d'être élues présidentes de conseil général –, à ouvrir grand les fenêtres pour faire entrer dans les esprits un courant d'air salutaire… La France a besoin de rêver et pas seulement les lendemains de Coupe du monde victorieuse.
Cela nécessiterait de sortir de l'hypocrisie permanente et du politiquement correct. Quel candidat à la présidence de la République aura le courage de rattraper la France par le col avant qu'elle ne s'enfuit à jamais ?
Raphaël Brun, administrateur territorial