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A ce niveau, on ne sait plus quel mot employer : connerie ? incompétence ? ignorance ? Comment Michèle Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères de la République, intervenant dans le cadre solennel de l'Assemblée nationale en lisant un texte écrit d'avance, a-t-elle pu proposer une coopération sécuritaire à la Tunisie au moment où les morts se comptent par dizaines ?
Invraisemblable ? Ecoutez-là donc, c'était dans le cadre de la séance des questions au gouvernement, mardi, en réponse à la question d'un député qui relevait l'« incohérence » entre la position française en faveur de la démocratie en Côte d'Ivoire, et son soutien « indéfectible à la dictature de M. Ben Ali ». La réponse de la ministre, après avoir « déploré » les violences :
« Nous proposons que le savoir-faire qui est reconnu dans le monde entier de nos forces de sécurité permette de régler des situations sécuritaires de ce type.
C'est la raison pour laquelle nous proposons aux deux pays [Algérie et Tunisie, ndlr], dans le cadre de nos coopérations, d'agir en ce sens pour que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l'assurance de la sécurité. » (Voir la vidéo de BFM-TV)
Ainsi donc, tout ce que la France trouve à dire à propos de la tuerie qui se déroule depuis plusieurs jours en Tunisie face au mouvement de la jeunesse, c'est que techniquement, c'est pas parfait et que notre « savoir-faire » est à sa disposition.
Après coup, le Quai a dû juger ce texte -officiel- indécent
La déclaration est à ce point hallucinante qu'elle a été ratiboisée par le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Bernard Valéro, qui, mercredi, l'a pudiquement résumée de la sorte :
« Aujourd'hui, face à cette situation, la priorité doit aller à l'apaisement après des affrontements qui ont fait des morts. »
« Le ministre d'Etat a également rappelé que nous demandons “que le droit de manifester soit assuré de même que la sécurité.” »
Exit donc l'offre de partager cette « expertise » que le monde entier nous envie. L'indécence a dû sembler, a posteriori, trop grande, y compris au sein même du Quai d'Orsay, où, pourtant, la déclaration solennelle avait vu le jour.
Car la ministre ne s'est pas fait piéger au micro d'une radio ou par « l'Internet » : elle a lu un texte officiel, en réponse à une question posée à l'avance.
Une dictature ? « Tout à fait exagéré » pour Frédéric Mitterrand
Michèle Alliot-Marie va donc devoir incarner, pour longtemps, le cynisme de la France officielle face à la dictature de Ben Ali. Elle coiffe sur le poteau son collègue de la Culture, Frédéric Mitterrand, qui s'était bien placé, pourtant, en déclarant dimanche sur Canal + :
« Il y a une opposition politique mais qui ne s'exprime pas comme elle pourrait le faire en Europe. Mais dire que la Tunisie est une dictature univoque, comme on le fait si souvent, me semble tout à fait exagéré. »
Entre les « anathèmes » que Michèle Alliot-Marie ne veut pas prononcer, et la poursuite de cette complaisance vis-à-vis d'un régime qui fait tirer à balles réelles sur sa jeunesse, il y avait sans doute une attitude plus noble, plus respectueuse des Tunisiens, et une manière de dire le refus de ce qui se perpétue dans les villes tunisiennes que même la novlangue diplomatique permet.
De quoi regretter le silence de la France
Depuis plus de deux décennies, Jacques Chirac, puis Nicolas Sarkozy, mais aussi, disons-le, une partie de la gauche française, ont délibérément fermé les yeux devant un régime dont on vantait les succès économiques et la laïcité, en refusant d'en voir la face à peine cachée, la main-mise d'un clan familial sur l'économie du pays, les pratiques mafieuses au plus haut niveau, les impasses sociales aujourd'hui criantes, et la répression de toute contestation, notamment sur le Web.
Le roi est nu aujourd'hui, aussi bien à Tunis qu'à Paris. Il aura fallu le suicide d'un jeune de Sidi Bouzid pour que craque, non seulement la façade de la dictature tunisienne, mais aussi l'ampleur de ses complicités de ce côté-ci de la Méditerranée.
Le silence de la France officielle devenait pesant après plusieurs semaines de révolte, et surtout après le massacre de Kasserine. La manière dont ce silence a été rompu par la ministre d'Etat fait regretter le temps où Paris se taisait. Au moins, pouvait-on espérer qu'à défaut d'avoir le courage de l'exprimer, Paris avait au moins la compassion et la solidarité qu'est en droit d'attendre le peuple tunisien.