Information
[EXCLUSIF] C'est un livre dérangeant. D'abord, parce qu'il revient sur un tragique fait divers de l'année 2003: la mort, à Vilnius, en Lituanie, de l'actrice Marie Trintignant, sous les coups de Bertrand Cantat, le chanteur du groupe Noir Désir. Ensuite, et surtout, parce que les auteurs deBertrand Cantat-Marie Trintignant. L'amour à mort (l'Archipel), les journalistes Stéphane Bouchet et Frédéric Vézard, s'interrogent sur les raisons qui ont poussé, près de sept ans plus tard, Kristina Rady, la femme du musicien, à mettre fin à ses jours par pendaison, le 10 janvier 2010. Le livre reproduit dans son intégralité le message téléphonique que Kristina a laissé sur le répondeur de ses parents, six mois avant son suicide. La jeune femme raconte, en des mots qui trahissent sa peur, comment Bertrand Cantat, revenu vivre avec elle après sa libération conditionnelle, s'est mis à la frapper. Aujourd'hui, Bertrand Cantat est libre et a payé sa dette après l'affaire de Vilnius. Le suicide de Kristina n'a donné lieu à aucune investigation complémentaire. L'ex-chanteur, à propos duquel ses proches préfèrent garder le silence, doit bientôt sortir un album en solo. Les musiciens du groupe, eux, se sont éloignés de lui.
EXTRAITS
Bertrand est fou"
"Kristina Rady, en larmes, s'isole dans le jardin et compose le numéro de téléphone de ses parents, à Budapest. Mais Ferenc et Csilla Rady sont partis pour leur résidence secondaire, sur les bords du lac Balaton, au sud-ouest de la capitale hongroise. La messagerie se déclenche, puis le bip. Kristina se lance alors dans un long monologue en hongrois. L'enregistrement dure exactement sept minutes et trente-trois secondes. Parce qu'il jette un éclairage cru et précis sur la personnalité de Bertrand Cantat et sur le couple autodestructeur qu'il forme alors avec Kristina, le voici retranscrit dans son intégralité brute.
"Allô, salut maman, salut papa, c'est Cini [le diminutif de Kristina] qui parle... Ici beaucoup de choses se sont passées et des pas bonnes, c'est pourquoi je ne savais vraiment plus quoi vous dire, et donc je ne vous appelais pas, et après ça faisait si longtemps que je ne vous avais pas appelés que je n'osais même plus vous rappeler sans savoir que dire, comment vous expliquer la raison pour laquelle je ne vous avais pas appelés, le cercle vicieux, même quand on a 40 ans...
Hier j'ai failli y laisser une dent
Hélas, je n'ai pas grand-chose de bon à vous offrir, et pourtant il aurait semblé que quelque chose de très bon m'arrive, mais en l'espace de quelques secondes Bertrand l'a empêché et l'a transformé en un vrai cauchemar qu'il appelle amour. Et j'en suis maintenant au point - alors que j'avais du travail pour tout ce mois-ci, ce qu'il ne supporte pas - qu'hier j'ai failli y laisser une dent, tellement cette chose que je ne sais comment nommer ne va pas du tout [mot inaudible], mon téléphone, mes lunettes, il m'a jeté quelque chose, de telle façon que mon coude est complètement tuméfié et malheureusement un cartilage s'est même cassé, mais ça n'a pas d'importance tant que je pourrai encore en parler.
L'ex-femme de Bertrand Cantat l'accuse
SEBASTIEN BOZON / AFP
Mais... puisque nous avons donc décidé de revivre ensemble et que Bertrand, n'est-ce pas, est à nouveau amoureux de moi et ne peut vivre qu'avec moi, ce qui serait bien s'il était possible de vivre avec lui, mais on ne peut pas, et voilà... J'ai essayé et j'essaie de vivre de telle manière que je ne sois pas obligée de fuir, car soit il sera déjà trop tard pour fuir faute d'être encore en état pour le faire, soit je réunis mes forces maintenant et je m'enfuis avec Liszka [le diminutif d'Alice, leur fille], mais sans même savoir où. Entre-temps, j'ai loué l'appartement à notre nounou avant-hier, donc à partir de juillet, mais de toute façon, nous ne devrions pas aller à Budapest, peut-être à Györök, que sais-je... Nous ne voudrions pas revenir vivre à Budapest, plutôt partir pour un autre pays, seulement, avec Bertrand dans un état aussi grave, on n'arrive pas à réfléchir la tête claire et, de peur, on ose à peine respirer.
Si j'en ai la force et qu'il n'est pas trop tard, je déménagerai dans un autre pays et je disparaîtrai simplement
Ainsi, je ne sais pas, mais il est possible que nous apparaissions soudain pour rester un temps à Györök, et puis je repars en laissant là-bas Liszka, je ne vois pas comment faire autrement. Ensuite, avec un peu de chance, si j'en ai la force et qu'il n'est pas trop tard, je déménagerai dans un autre pays et je disparaîtrai simplement, car je dois disparaître, et j'enverrai quelqu'un pour récupérer mes affaires et me les transporter avec mon autorisation, je ne sais pas, tout simplement je ne sais pas comment je dois faire, je n'ai aucune idée de ce qu'il faut faire dans ces cas-là.
Bertrand est fou
Mais je n'ai pas voulu vous parler de tout ça, naturellement vous pouviez deviner qu'une série d'événements encore plus regrettables que ceux de 2003 a eu lieu, car à l'époque cela ne m'était pas arrivé à moi, tandis que maintenant cela m'arrive, et déjà à plusieurs reprises j'ai échappé au pire, et puis c'est intenable, les enfants n'en peuvent plus, et Furi [le diminutif d'Andrea, sa soeur] était au courant, mais bien sûr il s'agit d'un énorme dérapage, je l'ai appelée peut-être deux jours après son anniversaire et elle m'a promis de ne rien vous dire, même si parfois c'est pire de fantasmer sur quelque chose que d'apprendre la vérité, mais vous ne sauriez imaginer pire que ma vision de la chose, et Bertrand est fou, il croit que c'est là le plus grand amour de sa vie et que, mis à part quelques petits dérapages, tout va bien. Et tout le monde, bien sûr, dans la rue le considère comme une icône, comme un exemple, comme une star, et tout le monde désire que pour lui tout aille bien, et après il rentre à la maison et il fait des choses horribles avec moi devant sa famille.
Voilà, c'est tout ce que j'avais à dire, Liszka a eu de très bons résultats, mais le professeur dit qu'elle n'est pas assez concentrée, même si ses résultats sont parfaits, tandis que Milo, pour la même raison, ne peut absolument pas se concentrer et ses résultats sont loin d'être parfaits, sa moyenne a fait une chute énorme, énorme dans le quatrième trimestre, depuis mars.
J'ai eu peur que pour une fois cela ne se passe pas chez nous mais chez nos amis
Voilà, c'est tout, j'espère qu'on va pouvoir s'en sortir et que vous pourrez encore entendre ma voix, et sinon, alors, vous aurez au moins une preuve que... mais des preuves il y en a, les gens dans la rue et nos amis, car ce qu'ils ont vu hier quand Bertrand a tout cassé, et j'ai eu peur que pour une fois cela ne se passe pas chez nous mais chez nos amis, et donc si telle chose devait arriver, ils pourraient témoigner, même si un témoignage n'aurait aucun sens car tel que je connais Bertrand, il se suiciderait, et alors les enfants resteraient là, orphelins. J'aimerais tant l'éviter, seulement on ne peut s'en sortir saine et sauve, et cet état psychique n'est pas non plus propice pour bâtir une relation de couple. Voilà ce que je pouvais en dire brièvement et j'espère que vous allez mieux au cas où nous ferions notre apparition afin que vous puissiez nous supporter et nous aussi vous supporter, car nous ne sommes ni agréables ni joyeux... Je vous embrasse."
Kristina raccroche.
"Bertrand est fou"... "Il m'a frappée"... Ce "vrai cauchemar qu'il appelle amour"... "On ne peut s'en sortir saine et sauve"... "Il sera trop tard pour fuir faute de pouvoir le faire"... Les mots tournent en boucle, résonnent comme autant d'appels au secours d'une femme désespérée, terrorisée et impuissante face au comportement incohérent de celui qu'elle a choisi de sauver.
Qu'a fait la justice ?
[Après le suicide de Kristina, une question se pose: la justice a-t-elle pris un risque en libérant le chanteur dont l'état psychologique semble être resté fragile ?]
Le juge d'application des peines ne dispose, pour traiter le dossier Cantat, que de très peu d'éléments écrits. "Comme seules pièces, je n'avais reçu que le jugement en lituanien, accompagné d'une très mauvaise traduction, le tout tenant sur trois ou quatre pages", indique-t-il. Le magistrat n'a pas eu accès aux investigations menées par la brigade criminelle et ne dispose d'aucune expertise psychiatrique ou psychologique, puisque aucun examen de ce type n'a été exigé par la justice lituanienne. Pour combler cette lacune, Philippe Laflaquière ordonne un suivi de Bertrand Cantat en milieu carcéral.
Le prisonnier s'entretient régulièrement avec un psychiatre et un psychologue, séances au cours desquelles Cantat ressasse Vilnius à l'infini, ravive sa culpabilité, mais ne parvient toujours pas à expliquer son acte. Un médecin qui l'examine en septembre 2005 établit d'ailleurs un diagnostic ambigu. "Le détenu, écrit-il, présente des traits de personnalité dépendante, une fragilité narcissique et une immaturité affective. Tous ces signes ont favorisé une relation passionnelle qui a activé des angoisses intenses qui ont facilité le passage à l'acte, puis un passage dépressif secondaire après le décès de sa compagne. Ces traits de personnalité sont actuellement mobilisés par la psychothérapie, qui est authentiquement investie, et peuvent permettre d'accéder à une certaine maturation." Autrement dit, Bertrand Cantat présente tout de même un profil psychologique fragile, il se soigne intensément et peut espérer trouver un nouvel équilibre. Mais rien ne le garantit.