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C'était le 19 mars 2012 à Toulouse, une de ces journées au sortir de l'hiver où les lycéens aiment traîner les pieds sur le chemin de l'école. Cette délicieuse nonchalance est le dernier des sentiments familiers dont se souviennent beaucoup des élèves d'Ozar-Hatorah quand ils racontent ce matin où Mohamed Merah est arrivé en scooter devant leur lycée. Une cinquantaine d'entre eux ont écrit au procureur de la République de Paris pour témoigner.
Une des missives commence ainsi : "Je m'appelle C.H., j'ai 16 ans et demi. Je suis entrée dans cette école par souci de religion, pour retrouver mon identité de fille juive. (...) J'ai dû [auparavant] passer trois ans dans un établissement laïc où je ne me sentais pas réellement dans mon élément. Etant la seule juive du collège, j'étais la personne qu'on pouvait insulter le plus facilement. (...) Lundi 19 mars 2012, vers 8 heures, j'ai reçu l'appel de mon petit ami, interne au même lycée. J'étais avec mon frère, je m'apprêtais à monter la rue pour aller en cours. Il a hurlé : "Y a une fusillade, rentre chez toi, viens pas. Brian a pris une balle dans le bras." (...) Contre tout avis, je me suis dirigée vers le lycée, j'ai vu au loin le corps du rabbin Jonathan Sandler et la sécurité m'a empêchée d'entrer. Je pense que l'attente a été le plus dur pour moi : j'étais à l'extérieur, à quelques mètres seulement des corps, mes meilleures amies étaient dans l'école, je me sentais impuissante. Je m'en suis voulu d'avoir perdu du temps volontairement en arrivant. J'aurais préféré être, moi, à leur place."
ÉPICENTRE ÉMOTIONNEL
Un an plus tard, alors que les commémorations se multiplient à la mémoire des victimes de Mohamed Merah, l'épicentre émotionnel de l'affaire est resté pour la France entière cette toute petite école du quartier de la Roseraie, quelques bâtiments derrière des grilles bien plus grandes qu'eux. "Parfois, je me dis : Anne, vu ce qui s'est passé, tu devrais rester couchée toute la journée et pleurer. Qu'est-ce qu'il aurait pu arriver de pire ? Pourtant, je suis là, à mon bureau." Anne Werthenschlag a été embauchée comme directrice administrative un an avant l'attentat : elle parle d'une voix contrôlée, les sentiments tenus à bride courte.
L'équipe enseignante a pris le parti d'éconduire ceux qui voudraient faire de l'école un lieu de pèlerinage ou d'attention médiatique. "On s'est dit tout de suite : ne faisons pas de doubles peines", se souvient Laurent Raynaud, 36 ans, professeur de techno et directeur des études. Trois mois après la fusillade, 100 % des terminales ont décroché leur bac. "C'est ce qu'on voulait", reprend Laurent Raynaud. Ils sont 200 élèves, de la 6e à la terminale, et qu'on ne s'y trompe pas : c'est beaucoup. A vrai dire, depuis sa création, Ozar-Hatorah s'est révélée un sismographe subtil de la communauté juive – dans sa frange la plus impliquée du moins –, enregistrant en temps réel ses aspirations et ses peurs.
"Longtemps, on n'a pas ressenti le besoin d'une école spécifique : mon père a même trouvé ça choquant", raconte un parent d'élève. Ici, la communauté juive – 20 000 personnes peut-être – est "complètement intégrée, une pratique religieuse cool ", et a envie, "comme tout le monde", de faire entrer ses gamins à Pierre-de-Fermat, le grand lycée public de la ville.
Yaacov Monsonego n'a pas beaucoup plus que 30 ans quand il arrive à Toulouse dans les années 1990, avec sa femme Yaffa. Il est franco-israélien, famille réputée de rabbins du Maroc, talmudiste émérite. Les mêmes termes reviennent en boucle à son sujet, du charisme, un visionnaire. A l'époque, Ozar-Hatorah ne ressemble pas à grand-chose, huit élèves et quelques profs qui bricolent dans un appartement au bord du canal. Yaacov Monsonego annonce qu'il va en faire un pôle d'excellence, avec profs diplômés, voyages chaque année. Il en parle comme d'une "mission".
Carine Chaput se présente à une petite annonce d'Ozar-Hatorah un peu comme on se lance à l'eau, en 1996. "Je ne connaissais à l'époque aucun juif, ni même l'existence d'écoles confessionnelles." Catholique et prof d'anglais, elle a choisi l'enseignement privé par conviction et l'envie de faire de l'animation liturgique. Aux entretiens d'embauche, elle s'émeut de savoir si elle sera "censurée" quand elle aborde la politique de contrôle des naissances aux Etats-Unis ou la Saint-Patrick en Irlande. Aujourd'hui, elle en parle comme d'une "rencontre" : "Avec M. Monsonego, on sait tout de suite si ça va coller ou pas." Entre soi, on appelle Yaacov Monsonego "le chef". Il le sait. Sa femme aussi, qui arrive le matin en même temps que lui, enseigne la matière religieuse et, quand il le faut, sert aussi à table et console les internes.
"LA RELIGION N'EST PAS UN CRITÈRE DE RECRUTEMENT" POUR LES PROFESSEURS
A l'époque, il s'agit de recruter le maximum d'élèves pour obtenir l'agrément de l'éducation nationale. Alors, le dimanche, "M. Monsonego embarquait trois ou quatre profs pour tourner dans les lieux de culte juifs du département : mon mari attendait dans la voiture pendant qu'on faisait nos exposés avec des albums photos", se souvient Carine Chaput. "Cela peut paraître un peu vampirisant, mais on se sent emporté dans une aventure humaine." A l'école, aucun prof pour l'enseignement général n'est juif, sauf celui qui enseigne l'hébreu moderne. "La religion n'est pas un critère de recrutement", dit Anne Werthenschlag.
Il se trouve que cette période coïncide aussi avec "l'aspiration d'un nombre croissant de parents à vouloir comprendre ce que c'est qu'être juif, au-delà des recettes culinaires transmises dans les familles", raconte Yossef Matussov. Lui a fondé l'autre établissement privé juif de Toulouse, les sections maternelles et primaires. "Nos écoles ont fourni une des premières réponses à ces questions culturelles et identitaires. Aujourd'hui, chaque génération est aussi plus religieuse que la précédente."
Comme la plupart des lieux de la communauté, son école est équipée de vidéosurveillance et un service de protection propre a même été créé au niveau national depuis les années 2000, le début de la seconde Intifada en Israël. "Cela fait douze ans que nous connaissons une accumulation d'insultes, de violences, l'attaque d'une synagogue en 2009, dénonce Nicole Yardeni, présidente régionale du CRIF. Les gens comme moi n'ont pas de problèmes, mais ceux qui ressemblent à des rabbins ne peuvent plus marcher dans la rue."
A l'Espace du judaïsme de Toulouse, les inscriptions aux cours d'hébreu ont doublé durant cette période. Dans les deux écoles juives, primaire et secondaire, elles montent encore un peu plus. Erick Lebahr, avocat, raconte que ses fils aînés "ont commencé à avoir des réflexions des autres élèves, surtout musulmans, dans leur établissement public. Je suis allé voir le proviseur : il m'a dit qu'il n'était pas là pour jouer les arbitres. On nous enfume quand on nous dit qu'il n'y a que 1 % d'islamistes radicaux. On est en danger." Il a inscrit sa dernière fille à Ozar-Hatorah. "Là, on se sentait en sécurité, rien ne pouvait nous atteindre", écrit une autre lycéenne au procureur.
Il est 8 h 15, le 19 mars 2012, dans la cour de récréation d'Ozar-Hatorah. "C'était la panique, tout le monde hurlait, pleurait", raconte Y. B., 15 ans, dans sa lettre. "J'étais au téléphone avec ma mère pour lui dire au revoir, croyant que c'était la fin. Une des filles de ma classe essayait de nous faire réciter une dernière prière avant de mourir." Un élève s'approche de la synagogue de l'école, portant le corps de Myriam, 8 ans, un des trois enfants tués dans la fusillade. "Elle baignait dans son sang, ses collants devenaient rouges, les habits dégueulasses rouges, ROUGE, ROUGE, et tout était devenu ROUGE, la vie était rouge, les yeux fermés, la mort était proche, on attendait l'aide de dieu", écrit G. P., de son côté.
Myriam est la fille du directeur Yaacov Monsonego. "Je ne vous dirais pas l'état dans lequel il était. J'ai un immense respect pour lui, continue G.P. Si on est encore à Ozar, si on a une bonne éducation, si on est dans le chemin de la Torah, c'est grâce à lui. Il porte cette école sur son dos. Il a vu sa fille mourir devant SA synagogue et tous les matins, il reprendra ce chemin. Mais vous rendez-vous compte ?"
SEULEMENT 10 DÉFECTIONS ENREGISTRÉES DEPUIS LE 19 MARS 2012
Laurent Taieb est directeur régional du Fonds juif unifié, il a fait partie de la première cellule de crise montée après la tuerie. Il n'habite pas loin du lycée, entend les sirènes, mais c'est quelqu'un de Strasbourg qui lui apprend la nouvelle ce matin-là. La première réaction de Laurent Taieb a été celle de beaucoup : le coupable ne peut être qu'un nazillon. "Cela a été un choc d'apprendre qu'il s'appelait Mohamed Merah, élevé à quelques kilomètres de là. Quelques personnes sont venues, annonçant qu'elles allaient tirer partout. On s'est dit qu'il ne fallait pas que ça dérape, on avait l'impression d'être au début d'une guerre."
Le lendemain de l'attentat, le 20 mars 2012, Yaacov Monsonego, le directeur, appelle Anne Werthenschlag et Laurent Raynaud. Il doit partir enterrer sa fille en Israël : "Je vous laisse l'école. Il faut qu'elle soit là quand je reviens." Anne Werthenschlag se souvient avoir pensé qu'il fallait sauver Ozar-Hatorah : "On a été porté par cela." Et Laurent Raynaud : "Cette école est aussi leur enfant, on ne pouvait pas leur rajouter ça en plus."
Parmi la quinzaine de salariés au centre culturel juif, trois ont décidé cette année de faire leur alya vers Israël. Dix familles aussi dans les deux écoles. Ce sont les seules défections enregistrées depuis le 19 mars : "Je resterai dans ce lycée jusqu'au bout", proclame une collégienne. L'école primaire et maternelle a même enregistré une quinzaine de nouvelles inscriptions.