Information
Litiges
Y aura-t-il un maillot jaune si le Covid-19 interrompt le Tour de France ?
Par Pierre Carrey — 27 août 2020 à 10:09
A J-2 du départ prévu à Nice samedi, le Tour de France est incapable de répondre précisément à des problèmes juridiques inédits dans un contexte de pandémie, et par exemple à ce cas très concret : l’Espagnol Omar Fraile (Astana) peut-il être définitivement sacré vainqueur de l’épreuve s’il est maillot jaune à l’issue de la 6e étape au mont Aigoual (Gard), le 2 septembre, et que la course est annulée le lendemain par les autorités, pour raisons sanitaires ? Ou bien des équipes concurrentes peuvent-elles exiger qu’il n’y ait pas de lauréat au palmarès ? A l’inverse, si les organisateurs décident d’une édition sans vainqueur, le coureur alors porteur du maillot jaune peut-il réclamer le titre ? «C’est un cas très intéressant, admet l’avocat Jean-Jacques Bertrand, ancien arbitre au Tribunal arbitral du sport (TAS), référence dans le droit du sport depuis plus de quarante ans. Toute question est un sujet de litige potentiel. D’autant plus dans le sport professionnel, où les intérêts financiers importants permettent d’invoquer des préjudices.»
Première surprise : le scénario d’une course interrompue n’est envisagé ni par les règlements de l’Union cycliste internationale (UCI) ni dans ceux d’Amaury sport organisation (ASO). Dans sa dernière mouture, datant de cette année puisque faisant référence à l’épidémie de coronavirus en préambule, le texte d’ASO indique (article 24) : «Le classement général individuel au temps s’établit par l’addition des temps réalisés par chaque coureur dans les 21 étapes compte tenu des pénalités et des bonifications en temps.» Pour l’attribution du maillot vert ou du maillot à pois, le texte est encore plus explicite : «Pour figurer au classement général individuel, les lauréats […] doivent obligatoirement terminer le Tour de France.» Joëlle Monlouis, avocate au barreau de Paris et spécialiste en droit du sport, résume la situation actuelle : «Il est compliqué de trouver une lumière dans le dédale de questions et, en l’état, on ne peut formuler que des hypothèses. Mais, pour l’instant, le règlement exclut la possibilité que le Tour de France n’aille pas à son terme.»
Dixième étape
«Nous devons régler ces points avec ASO», fait savoir l’Association internationale des groupes sportifs professionnels (AIGCP), qui a tenu une première réunion mardi à distance et se réunira jeudi à Nice. Le regroupement des équipes négocie avec les organisateurs et la fédération internationale la procédure d’exclusion en cas de tests positifs au Covid-19. ASO souhaitait congédier une formation dont deux coureurs ou membres d’encadrement seraient touchés par le virus, mais cette disposition devrait être assouplie.
«Nous ne voulons pas envisager l’hypothèse d’un Tour qui ne dure pas trois semaines, nous n’avons pas préparé nos coureurs pour ça», commente un responsable d’équipe française. Et pourtant… Une formation étrangère de premier plan s’accroche à une rumeur, pour l’heure sans fondement, selon laquelle ASO déclarerait un vainqueur seulement si l’épreuve passe la barre de sa 10e étape, programmée entre l’île d’Oléron et l’île de Ré le 8 septembre. Avant cette date, qui correspond à la mi-parcours, le leader du classement général ne pourrait prétendre à la victoire finale si la course était abrégée. Les équipes sondées sur ce scénario sont unanimes : un tel changement réglementaire pourrait aussi changer la façon de courir.
Pour ASO, l’UCI et les groupes sportifs, il est urgent de verrouiller un nouveau texte, comme le suggère Jean-Jacques Bertrand : «Le Tour de France est fondé sur un contrat d’adhésion. Si l’on y participe, on en accepte les règles. Cette adhésion repose soit sur la signature d’un contrat, soit sur le fait qu’en tant qu’équipe ou coureur cycliste, on est affilié à l’Union cycliste internationale, qui est réputée approuver les règlements d’ASO. Le problème, ici, se poserait de l’adhésion à un règlement que l’on ne connaît pas.» Malgré tout, si les différentes parties s’accordaient sur un ensemble de règles d’ici le départ samedi, cela ne signifierait pas pour autant la fin de failles et recours juridiques.
La raison sanitaire
Amaury sport organisation prévoit dans son règlement (article 29) que tout «litige sera soumis à la Chambre arbitrale du sport», c’est-à-dire devant le Comité national olympique et sportif français (CNOSF). Mais d’autres juridictions peuvent être saisies, notamment le TAS basé en Suisse. Partant du principe que la décision d’entériner ou non le classement du Tour revient à l’UCI, et que les décisions de l’UCI se contestent devant le TAS… Par ailleurs, des coureurs pourraient porter plainte auprès des tribunaux «classiques».
Mais qui obtiendrait gain de cause ? Les juridictions pourraient, quelles qu’elles soient, privilégier la raison sanitaire sur les enjeux sportifs. C’est ce qui s’était produit au printemps pour la Ligue 1 de football. La Ligue professionnelle avait arrêté le classement de la compétition à sa 28e journée, la dernière jouée, au grand dam de clubs comme l’OL (qui n’a pas pu obtenir de ticket européen), Amiens ou Toulouse (relégués). Le PSG, largement en tête, avait été désigné champion. «Les recours envisagés dans le football n’ont pas abouti dans les faits parce qu’ils se sont heurtés au principe de proportionnalité, rappelle Joëlle Monlouis. C’est un principe de droit fondamental, qui veut que l’atteinte au règlement (l’interruption du championnat) soit moins importante que le but poursuivi (le souci de protection de la santé des joueurs).»
L’imbroglio des tests
Plus largement, un arrêt prématuré du Tour de France pourrait susciter des batailles juridiques en cascade, chez les organisateurs, les participants… et leurs partenaires et assureurs respectifs. «Les parties peuvent-elles invoquer un cas de force majeure ? s’interroge Jean-Jacques Bertrand. La possibilité que le Tour ne puisse se dérouler intégralement est rendue prévisible par l’hypothèse d’une deuxième vague dont on parle depuis trois mois au moins.»
Toute aussi préoccupante, l’exclusion d’un coureur ou d’une équipe sur la base de «symptômes» ou d’un test positif au Covid-19, comme le prévoit ASO jusqu’à présent, pourrait être dénoncée dans les prétoires. Surtout depuis l’imbroglio Bora-Hansgrohe. L’équipe allemande a été contrainte de déclarer forfait mardi pour la Bretagne Classic, à Plouay (Morbihan), en raison d’un résultat de test positif au Covid-19 d’un de ses coureurs trois jours avant le départ… un autre test produisant un verdict négatif, le matin même de la course. Selon l’équipe, «il est raisonnable de conclure qu’il s’agissait d’un résultat de test faussement positif».
Pierre Carrey