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Cyclisme : l'antidopage pris en otage par une lutte d'instances
David Lappartient, le président de la fédération internationale de cyclisme, veut transférer son département antidopage à l'agence de contrôles internationale. Pour satisfaire une ambition personnelle ?
Créée en 2008, la CADF est un organisme indépendant, géré et financé par les équipes cyclistes professionnelles, les organisateurs, les coureurs et l'UCI. Elle a été la première structure de lutte contre le dopage externalisée par une fédération sportive.
La composition de son conseil de fondation reflète la contribution financière des parties prenantes (1). Elle reste sous l'autorité parentale du cyclisme mais dans une sorte de garde partagée entre toutes ses composantes. Elle est aussi considérée par la famille de l'antidopage comme la structure sportive la plus efficace. L'ACI, elle, a été portée sur les fonts baptismaux par le CIO (Comité international olympique) dans les remous de l'affaire russe.
« La CADF est indépendante mais ce n'est pas forcément l'image que les gens en ont, assure David Lappartient. Et on vit aussi dans un monde d'image. En allant à l'ACI, on va dans cette voie du renforcement de l'indépendance. » Le même président de l'UCI, irrité de ne pas être au courant de tout ce qui se passe dans les bureaux d'à côté (UCI et CADF partagent le même immeuble à Aigle), reprochait pourtant à la CADF d'avoir oublié qu'elle avait « l'UCI comme client ».
Le souci, c'est que l'indépendance de l'ACI reste à démontrer, même avec la prochaine ouverture de son board à deux nouveaux membres extérieurs. « Les mouvements sportifs veulent avoir le contrôle sur tout, dit Rune Andersen, le président du conseil de fondation de la CADF (et conseiller spécial de l'agence antidopage norvégienne). Ce qui est certain, c'est que nous ne lâcherons rien sur notre indépendance. On a été clairs quand on a rediscuté l'accord qui nous lie à l'UCI : vous connaîtrez notre budget, le nombre de contrôles que nous avons effectués, mais vous ne saurez rien de la manière dont nous agissons, dont nous menons nos contrôles et nos enquêtes. »
« La CADF a coopéré avec les polices autrichienne et allemande dans l'affaire Aderlass (2), reprend-il. Les agences antidopage et la police nous ont confié qu'elles ne voulaient coopérer qu'avec nous parce que nous sommes indépendants. Elles ne voulaient pas travailler avec l'UCI parce qu'elle est exposée à un conflit d'intérêts. »
Thomas Bach, le président du CIO, multiplie les pressions. À la conférence sur le dopage de Katowice (Pologne), début novembre, il a appelé l'ensemble des fédérations sportives à rejoindre l'ACI, qui en a déjà convaincu une quarantaine. « L'ACI, c'est une bonne idée pour les fédérations qui n'ont pas de programme antidopage, résume Rune Andersen. Elle fait du bon travail pour la boxe et le judo, par exemple. Mais nous, l'athlétisme ou le biathlon, ceux qui sont sérieux sur le dopage, nous devons garder notre indépendance. »
« Je ne vois pas en quoi aller à l'ACI serait une régression, réplique David Lappartient. J'ai toujours reconnu le savoir-faire de la CADF. Seulement, le monde de l'antidopage évolue. On doit être le plus efficace possible. Est-ce qu'on a la taille suffisante en ne gérant que des affaires de vélo ? Les réseaux de dopage sont transversaux. Le croisement d'informations peut être efficace. Et on peut aussi faire quelques économies d'échelle. »
« La qualité coûte cher, c'est certain, soutient Andersen. Aujourd'hui, si nous faisons faire nos tests par l'ACI, on en aura davantage pour la même somme. Mais est-ce que c'est dissuasif pour les tricheurs d'en faire plus mais au hasard ? Non. L'efficacité de l'antidopage passe par une connaissance du terrain et d'autres moyens, y compris en travaillant avec la police. On a deux enquêteurs à la CADF (c'est autant qu'à l'ACI pour 41 sports). Il est impossible d'être moins cher en offrant la même qualité. »
Dans ce combat, l'UCI est isolée face aux autres familles du cyclisme. Elle dispose d'un atout de taille : elle est la signataire du code mondial antidopage, donc la décision lui appartient. « Oui, mais on doit être concertés. Je veux entendre quels seraient les avantages de l'ACI », estime Luc Gheysens, le patron de Gand-Wevelgem et secrétaire général adjoint de l'AIOCC, l'association internationale des organisateurs.
Même son de cloche chez Xavier Jan, au sein de CPA (Cyclistes professionnels associés). « Nous n'avons pas une opposition de principe, explique-t-il. Mais pour l'instant, on se demande ce que ce changement pourrait améliorer. Nous avons créé de bonnes relations de travail avec la CADF et nous ne voulons pas que le cyclisme soit noyé dans une organisation plus importante. »
Les équipes cyclistes opposées à ce transfert
Les équipes, elles, sont plus radicales. Elles sont tout de suite montées au front. Le 11 novembre, Iwan Spekenbrink, président de l'AIGCP (l'organisation représentative des équipes professionnelles), a rompu l'armistice dans un e-mail explosif. « Nous attendions davantage une grande consultation avec les parties prenantes qu'un bref coup de téléphone quelques minutes avant la publication d'un communiqué, écrit le manager néerlandais de Sunweb. Cette décision est l'exact contraire de la position que les parties prenantes - y compris l'UCI - ont toujours maintenue. »
En juin dernier, dans la dernière réunion du conseil de fondation de la CADF, la représentante de l'UCI, sa directrice générale Amina Layana, s'était rangée à l'avis des autres membres qui, tous, considéraient l'ambition de l'ACI comme une menace. « Il est incompréhensible et inacceptable que les parties prenantes n'aient pas été impliquées dans le processus de décision depuis le départ, martèle encore Iwan Spekenbrink. C'est une brèche dans notre confiance étant donné notre niveau d'implication dans l'antidopage. C'est notre survie qui est menacée. Vous devez comprendre que l'antidopage est d'une importance capitale pour les équipes en raison de notre dépendance des sponsors (en l'absence d'un robuste business model dans notre sport) et que tous les contrats de sponsoring contiennent des clauses liées aux violations antidopage. Le programme antidopage est notre police d'assurance. »
Le président de l'UCI ferait-il passer son intérêt personnel avant le collectif ? « Je pense que votre question est pertinente mais que ma réponse serait inconvenante, dit Rune Andersen avec beaucoup de tact. Tout ce que je peux dire, c'est que ce changement ne serait pas profitable aux coureurs propres. »
En coulisses, on est moins diplomate. Du comité directeur de l'UCI aux équipes, la plupart des observateurs estiment qu'il n'y a qu'une raison plausible. « Lappartient veut devenir membre du CIO, c'est son ticket d'entrée », glisse un connaisseur des rouages, qui observe aussi que le président de l'UCI a souvent été aperçu en compagnie de Francesco Ricci-Bitti, ancien patron de la fédération internationale de tennis et aujourd'hui président de l'ASOIF, l'association des sports olympiques d'été, qui choisit certains des candidats aux fauteuils de membres du CIO.
« Si on devait prendre cette décision, ce serait exclusivement dans l'intérêt de la lutte antidopage, pas avec des choses en arrière-plan, se défend Lappartient. Ce n'est pas pour plaire au CIO. Je n'irai pas si les conditions ne sont pas réunies. »
La décision définitive sera rendue le 2 février. En attendant, la CADF et l'ACI devront dévoiler leur plan d'action antidopage devant toutes les parties prenantes, ce mardi, à Montreux (Suisse), où débute le séminaire World Tour. L'UCI a déjà engagé la bataille de l'image. Le 27 novembre, elle a annoncé qu'elle demandait à la CADF la ré-analyse de tous les échantillons prélevés en 2016 et 2017, « sur la base de renseignements et de documents qu'elle a reçus de la part des autorités policières autrichiennes dans l'affaire Aderlass ».
Sauf que la CADF n'avait pas attendu une demande de l'UCI et travaille depuis plusieurs semaines déjà à ces ré-analyses. Une façon de mettre le point sur le « i » d'indépendance...
(1) : les équipes World Tour et Continentales pro financent 71,3 % du budget total (7,09 millions d'euros en 2018) et disposent de trois sièges, dont celui du président ; l'UCI finance 14,3 % et dispose d'un siège, les organisateurs donnent 12,4 % et ont un siège, et enfin les coureurs participent à hauteur de 2 % et ont un siège.
(2) : une enquête qui tourne autour des pratiques du docteur allemand Mark Schmidt, principalement des transfusions, et implique des sportifs de plusieurs disciplines, dont des cyclistes.