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Dans le peloton du Tour de France, la peur d’un nouveau produit «miracle»
La domination historique de Jonas Vingegaard sur le Tour interroge plusieurs équipes. Mais les soupçons d’un dopage ou d’une technologie révolutionnaires remontent au printemps 2019
«On dirait que nous sommes revenus à l’apparition de l’EPO. Il y a quelque chose dans les performances qu’on ne s’explique pas.» Ce manager d’une équipe engagée sur le Tour de France s’alarme depuis plusieurs mois d’un nouveau médicament «miracle» détourné à des fins sportives par «une ou deux équipes» ou d’une technologie dissimulée sur les vélos – communément appelée «moteur». Cet employeur de coureurs cyclistes exprime ses inquiétudes, réactivées par les colossales prestations de Jonas Vingegaard. Déjà vainqueur l’an dernier, le Danois mène avec 7 minutes et 35 secondes d’avance sur son dauphin Tadej Pogacar au classement général, après ses chevauchées record mardi dans le contre-la-montre et mercredi dans l’ascension du col de la Loze, en Haute-Savoie.
Interviewé à micro ouvert, cet acteur du milieu refuse de s’abandonner aux soupçons devant un maillot jaune qui a établi une des suprématies les plus écrasantes dans un «chrono» du Tour depuis au moins 1961, dans les avantages au temps par kilomètre. Mais en petit comité, il compare le cyclisme de 2023 avec le tournant des années 1980-1990. L’époque où a surgi l’érythropoïétine, ou «EPO», un médicament qui a transformé la physiologie des coureurs et la physionomie des courses. D’abord secret, propriété de certains Italiens et Néerlandais, l’usage de ce produit s’est quasi généralisé vers 1994, comme l’a révélé l’affaire Festina quatre ans plus tard.
Cette fois? «Je ne sais pas ce que c’est, s’épanche le patron d’équipe. Tout le monde cherche, personne ne comprend et personne ne trouve. J’espère seulement que «ça» ne va pas se répandre dans le peloton et abîmer la santé des coureurs.»
Débalage à huis clos
Les soupçons du milieu remontent en réalité au printemps 2019. Les doutes sont aussi anciens que le cyclisme, dans certains cas avérés, dans d’autres nourris de jalousies ou de mauvaise foi. Toujours est-il que, cette année-là, 4 équipes sur 20 écrasent les épreuves WorldTour (première division mondiale), accumulant 56,9% des victoires pendant les six premiers mois: Bora, Quick-Step, Jumbo-Visma et Astana. A la même époque, les coureurs slovènes explosent de concert dans une nation jusqu’alors en marge de la scène cycliste. Les autres équipes sont interloquées. Des managers, directeurs sportifs et entraîneurs cherchent à percer les raisons de ces nouveaux «trusts». Leurs inquiétudes sont nourries par les nouvelles en provenance d’Allemagne et d’Autriche, où la justice enquête sur un réseau de dopage né dans le ski de fond, le dossier «Aderlass». Certains cyclistes impliqués révèlent que les transfusions sanguines, qu’on croyait disparues, sont toujours d’actualité, et quasiment indétectables. Pour autant, plusieurs observateurs s’accordent sur le fait que les manipulations sanguines et le dopage traditionnel ne peuvent pas expliquer les nouveaux records du peloton, des trajectoires individuelles ou collectives incohérentes.
Un déballage s’engage à huis clos. Des réunions informelles entre managers tournent à l’invective. Des équipes se dénoncent les unes les autres auprès de l’Union cycliste internationale (UCI) ou déposent des signalements à l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP), la brigade de gendarmerie française chargée du dopage. Un ancien vainqueur du Tour de France prend attache avec David Lappartient, président de l’UCI, pour lui faire part de ses craintes sur un «retour du dopage».
Moteur ou «nouvelle EPO»?
Le problème, qui ne s’est en réalité jamais évaporé, semble surtout avoir changé de forme, de nature, d’intensité, dans un moment où, paradoxalement, plusieurs coureurs ou équipes font le choix de rouler «proprement». Ambiance délétère dans le microcosme. Une nouvelle équipe roule dans le viseur de ses adversaires, le Team Bahrain, soudainement hégémonique en 2020. La gendarmerie française opère une descente à son hôtel en 2021, saisissant des stocks de tizanidine, un médicament prescrit pour la sclérose en plaques. En juin 2022, la justice française vise à nouveau le Team Bahrain en sollicitant des perquisitions conjointes dans six pays européens. Les résultats n’ont pas été rendus publics, mais le parquet de Marseille, à l’initiative de cette opération, continue d’instruire le dossier.
La crise du coronavirus a ralenti les soupçons de fraude, dans un peloton soulagé de pouvoir courir le Tour de France malgré la pandémie. Certes, la prise de pouvoir du Slovène Tadej Pogacar en 2020 ranime des interrogations. Mais l’agitation est de courte durée, car le coup de force a eu lieu sur le tard, à la veille de l’arrivée. C’est davantage le manque de contrôles antidopage à domicile pendant les confinements qui inquiète certains managers: des sportifs peuvent avoir bénéficié de protocoles interdits, en toute tranquillité. Puis, c’est la crainte des «moteurs» qui refait surface. En 2021, trois coureurs anonymes révèlent au Temps entendre des bruits suspects dans le peloton. Des sons qui pourraient provenir d’un système de triche mécanique, localisé dans la roue arrière. En janvier 2022, la directrice générale de l’UCI, Amina Lanaya, admet dans le journal Ouest-France: «Moi aussi, je les vois, ces roues qui tournent toutes seules.»
Depuis les tensions internes, suspicions, dénonciations du printemps 2019, le peloton n’a pas complètement soigné ses fractures. La plupart des formations qui posaient question évoluent désormais à un niveau moyen. Sauf le Team Bahrain, qui a enlevé deux étapes dans le Tour 2023 et plus encore Jumbo-Visma, en passe de remporter le maillot jaune pour la seconde année consécutive. Restent des managers, qui cherchent à comprendre. Moteur ou «nouvelle EPO»? Certains ont demandé à leur médecin ou à leur directeur de la performance d’éplucher toutes les études scientifiques possibles. En particulier dans le domaine de la génétique ou de la cancérologie. Sans avoir trouvé d’indice, pour l’instant.