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Démare le sprint retrouvé
Après six mois de disette, le Picard est devenu le vainqueur français le plus prolifique du Tour d’Italie (8 étapes), remportant un deuxième maillot cyclamen. Il décrypte ses trois sprints victorieux. « Un soulagement »
5e étape, à Messine, devant Fernando Gaviria (UAE) et Giacomo Nizzolo (Israël-Premier Tech)
« J’ai le souvenir d’un sprint très fluide. En milieu d’étape, il y avait un col à passer (19 km à 4 %) et cela a fait le tri puisque Cavendish et Ewan ont pété à ce moment-là. On l’avait déjà franchi en 2020 et je l’avais reconnu pendant notre stage en Sicile, mais j’ai eu l’impression que je le grimpais moins bien, ou alors ça allait beaucoup plus vite cette année. Le rythme imprimé par l’équipe Alpecin était impressionnant. On a basculé avec 45’’ de retard, ce n’est pas énorme, mais devant ils faisaient la guerre pour ne pas qu’on revienne. En bas de la descente, il restait encore 30’’ à boucher. Tout mon train était avec moi, sauf Jacopo (Guarnieri), et on est revenus au bout de 10 bornes. Quand on regarde les images de ce sprint, on a l’impression qu’il est hyper houleux : il y a beaucoup de virages qui s’enchaînent, ça chahute. Pourtant, pour moi, c’était sans heurts. Je n’ai pas donné de coup de frein, jamais eu à relancer. Ça frottait à droite, à gauche mais à part quelques coups de coude pour garder ma place, je n’ai pas dépensé d’énergie. Dans la dernière ligne droite, je suis encore avec Miles (Scotson) et Ramon (Sinkeldam) mais, très vite, on perd la roue de Miles qui a pris le dernier virage vraiment très vite. Heureusement qu’il a l’intelligence de s’écarter vers le milieu de la route pour nous laisser l’ouverture le long des barrières. S’il restait sur la droite, c’était foutu. Sur les images, on le voit se retourner plusieurs fois : il regarde comment on s’en sort. Après, Ramon a sorti un vrai sprint pour me lancer. Quand je passe la ligne, c’est un soulagement pour moi et toute l’équipe. Je n’avais plus gagné depuis Paris-Tours, c’est long, surtout que je me sentais bien. Avec mon train, on a connu des moments galère, un manque de réussite à Tirreno – une fois, je fais deux ; une autre, je me fais enfermer dans des barrières. Là, ça bascule enfin du bon côté. Il y a une telle différence entre gagner et faire deuxième. »
« Un de mes plus beaux sprints »
6e étape, à Scalea, devant Caleb Ewan (Lotto-Soudal) et Mark Cavendish (Quick Step)
« Ce jour-là, tout s’est concentré sur les 10 derniers kilomètres, très intensifs, où le train a réalisé un boulot impeccable. On était placés à chaque rond-point, à gauche de la route, je ne prenais pas de vent. On était vraiment bien mais, à 200 mètres de la ligne, on se fait déborder par Morkov et Cavendish. Je me dis : “C’est foutu. J’ai un temps de retard et, même si je suis bien, je ne vais pas pouvoir revenir.” Mais j’y vais. Je frotte le long des barrières, je frotte même avec Jacopo (Guarinieri)... Je sens que j’ai la hargne, je lance mon sprint avec l’idée que ça va être chaud pour gagner mais, pourtant, je reviens, je reviens, je jette le vélo et, à la photo-finish, c’est moi qui l’emporte.
Ce sprint, en termes de lucidité, d’explosivité pour revenir boucher l’écart en 100 mètres, c’est un de mes plus beaux. Le train est super, mais il y a comme souvent un petit grain de sable. À ce moment-là, Jacopo me gêne presque, mais je passe sans perdre de vitesse. Si je mets un coup de frein, c’est mort. J’y vais, c’est l’instinct. C’est rare que je me retrouve dans cette situation, à revenir de l’arrière. Je me faufile. Caleb Ewan est devant moi et je passe à rien, je frôle sa roue et je retarde le moment de mettre les gaz. Quand je revois ces images, on dit que les sprinteurs sont un peu fous dès fois, eh bien je suis dans cette situation, dans cet état où il y a des risques mais je ne m’en rends pas compte. La roue d’Ewan, je l’ai vue de près. Lui, il a pris la roue de Girmay lors de la première étape, j’aurais pu faire la même chose. En plus, à la photo-finish, c’est moi qui ai l’avantage. C’est la réussite du vélo, celle que je n’ai pas eue depuis le début de l’année. »
« Un combat physique »
13e étape, à Cuneo, devant Phil Bauhaus (Bahrein) et Mark Cavendish (Quick Step)
« Celui-là, c’est un sprint à l’arraché, après une journée sans un moment de répit. Au sommet du col, à 100 bornes de l’arrivée, on passe avec six minutes de retard sur le groupe de quatre à l’avant et il n’y a qu’une solution : rouler à fond. Jusqu’au bout, cela a été un mano a mano. On était quatre équipes à vouloir rentrer, Israël, Quick Step, UAE et nous. Chacune avait mis deux gars à l’avant mais ils fatiguaient vite, le chrono descendait très lentement, de 10’’ en 10’’. On a sacrifié des équipiers bien plus tôt que prévu, Tobias (Ludvigsson) et Ignatas (Konovalovas) mais, à 20 km, on était encore à 2’45’’ et on se demandait qui pouvait encore rouler. Pourtant, on n’a jamais lâché mentalement et on a repris les mecs sur la dernière rampe, à 600 m de la ligne.
Dans ces cas-là, les commentateurs disent que le peloton a bien géré mais non, on ne gère rien du tout, on était tous à bloc et on a juste mis tout ce qu’on avait. À 30 bornes de l’arrivée, même moi, j’étais à fond et quand on est rentrés sur les échappés, je me suis dit que j’allais essayer mais que je n’avais plus assez d’énergie pour lever mon cul de la selle et sprinter. Je voyais Cavendish en travers, il n’était pas bien non plus. Un sprint comme celui-là, par rapport aux deux autres, c’est complètement différent au niveau fraîcheur. C’est bien simple, on n’en a plus. J’étais en prise depuis près de deux bornes et j’ai gagné en bout de course, tout à la tête, au physique, à la râpe. Le lendemain, plein de monde m’a félicité. Tout le monde était cuit, c’était un combat physique. »
Dominique Issartel
Arnaud Démare a bouclé son cinquième Tour d’Italie, dimanche, épuisé mais heureux, après avoir largement dominé le classement par points pour la deuxième fois (après 2020) et empoché trois nouvelles étapes. En portant son total à huit, il est devenu ainsi, à 30 ans, le Français le plus prolifique sur l’épreuve, devant Jacques Anquetil et Bernard Hinault (6 chacun). Il n’avait pourtant plus gagné depuis Paris-Tours, en octobre, était arrivé au départ de Budapest sans certitudes, critiqué – « quand on ne gagne pas, même si ce n’est que pendant six mois, les gens oublient vite » –, mais il a répondu présent avec l’ensemble de son train sur une course qui « occupe de plus en plus de place dans (s) on cœur ». « Le Tour d’Italie offre une tranquillité qu’on ne peut pas avoir sur le Tour de France, explique-t-il. Ici, j’arrive vraiment à me concentrer sur le vélo. Et il y a ce maillot cyclamen que j’aime tellement... »
Sur les routes du Giro, il a l’impression que les choses se mettent naturellement en place, la première victoire entraînant les autres. « Après Messine, c’était flagrant. Je cogitais moins, je me fichais de ne pas prendre le vent exactement comme il fallait. Et c’était vrai pour mes copains. Soudain, on était dans l’instinct et plus dans la réflexion. On ne roulait pas avec le cerveau mais, sans nous en apercevoir, avec tout ce qu’on a appris depuis qu’on est gamins, avec notre expérience et le travail fait en amont. Comme un pianiste qui improvise et qui n’a plus besoin de partition. »
Avec ses cinq fidèles équipiers, il a noué une relation intime depuis plusieurs années et, samedi soir, à la veille du chrono final de Vérone, après avoir décortiqué une nouvelle fois les trois victoires – toutes différentes –, les mots à la table du restaurant se sont emplis d’émotion au moment où la bande a réalisé que, si ça se trouve, « c’était la dernière fois sur un grand tour ensemble... »
Arrivé chez Groupama-FDJ en 2016, Ignatas Konovalovas est en fin de contrat, tout comme Jacopo Guarnieri et Ramon Sinkeldam, qui sont les fidèles poissons-pilotes du sprinteur français depuis 2017 et 2018. « Samedi, on était un peu tristes, nostalgiques, en se disant que ça n’arriverait plus, une aventure commune pareille. Vivre de telles choses avec ces personnes que j’apprécie tellement, ça a marqué non seulement ma vie de coureur mais aussi ma vie d’homme. On a forgé de sacrés souvenirs tous ensemble. J’ai encore passé un Giro extraordinaire à leurs côtés. »
L'Equipe