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Ce Paris-Roubaix automnal « va être le chaos »
En reconnaissance sur les pavés ces deux derniers jours, les coureurs sont unanimes : ce Paris-Roubaix automnal, où devraient s'inviter la pluie, le vent et la boue, ne ressemblera à rien de connu.
Après plus de 900 jours d'attente, le ballet des coureurs cyclistes et de leurs véhicules accompagnateurs a repris son va-et-vient jeudi matin, entre les habitats miniers de Troisvilles. Pendant deux jours, les 25 équipes alignées au départ de la reine des classiques ont « bouffé du pavé pour se réimprégner de la course », selon l'expression enthousiaste d'Alain Deloeuil, le directeur sportif nordiste de Cofidis, qui a installé ses quartiers face à l'église de la commune, près du premier secteur de l'épreuve. « Les reconnaissances font partie du décor, c'est une tradition, mais c'est surtout indispensable, souligne-t-il sous un froid mordant. Cette année plus encore que les autres : avec ce report en octobre, on ne sait pas trop à quoi s'attendre. »
Certains craignaient que les sentiers agricoles aient été laissés à l'abandon pendant ces deux années et demie où la course a subi deux reports et une annulation, et que la nature y ait repris ses droits en maculant les pavés de larges bandes d'herbes glissantes ou de feuilles mortes. Ceux-ci ont été rassurés en découvrant des chemins agricoles propres, bordés par des arbres encore verts, et bichonnés depuis plusieurs semaines par l'association des Amis de Paris-Roubaix. La Trouée d'Arenberg, recouverte d'un épais paillasson végétal il y a encore moins d'un mois, a notamment subi un lifting de toute beauté. Mais le pavé d'automne est sournois et ses apparences trompeuses.
« Il reste encore beaucoup de verdure sur les bas-côtés, ce n'est pas anodin, alerte ainsi le Belge Gijs Van Hoecke (AG2R-Citroën). Ces dernières années, si on le voulait, on pouvait faire Paris-Roubaix presque sans toucher un pavé, en se plaçant à gauche ou à droite des secteurs. Là, il n'y aura pas le choix : pour ne pas glisser, il va falloir rester sur le haut du pavé (au centre, car les routes sont bombées). Il n'y aura donc qu'une seule ligne de coureurs : en cas de chute devant, ça va faire très mal derrière. »
Or, des chutes, il y en aura, sans doute plus que d'habitude. La plupart des équipes venaient juste de boucler leur seconde reconnaissance, vendredi sur les coups de midi, quand la pluie s'est mise à tomber au Carrefour de l'Arbre, comme dans toute la région, puis à redoubler de violence l'après-midi, et à reprendre dans la soirée. « On bosse avec un météorologue qui nous a fait comprendre que les pavés seront détrempés dimanche, c'est inévitable, révèle Julien Jurdie, le directeur sportif d'AG2R-Citroën. Il ne va peut-être pas pleuvoir pendant la course, mais beaucoup dans les heures qui vont la précéder. Le parcours n'aura rien à voir avec ce qu'on a vu ces deux derniers jours. »
Dans la nuit de mercredi à jeudi, il a suffi d'une averse pour que certains secteurs se transforment en patinoire, à l'image du n° 26, un petit nouveau barré sur toute sa largeur d'une flaque de boue où cinq coureurs au moins sont tombés pendant les reconnaissances jeudi, malgré les efforts d'un groupe d'agriculteurs qui s'est mis à racler la couche supérieure avec de grands balais au passage des coureurs. « En octobre, c'est le début de la campagne des betteraviers, expose le Cambrésien Florian Sénéchal. Les pavés ont été lavés en début de semaine, c'est bien, mais les paysans, ils font leur boulot et ne vont pas s'arrêter pour du vélo : je sais très bien qu'ils vont sortir toutes les machines samedi, la veille de la course, et foutre de la terre partout. S'il y a de la pluie, ça va se transformer en boue. Et là, ça va devenir carrément incontrôlable. »
Installé sur un muret peu après la Trouée d'Arenberg, dont les coureurs semblent chaque année redécouvrir la dureté, le vainqueur sortant Philippe Gilbert ne cachait pas son appréhension, jeudi midi. « Si c'est glissant, ça va être le chaos. » À 39 ans, il va découvrir Roubaix sous la pluie. Il aurait préféré en être à jamais préservé. « Je croise les doigts pour que ça reste sec, sinon, ça va être très, très dangereux. Je ne sais pas comment on va faire pour ne pas tomber ou mettre le pied à terre. C'est impossible et c'est tout sauf amusant. J'ai déjà couru sous la neige, sous quarante-cinq degrés, par des vents à plus de soixante à l'heure, mais dans la boue comme ça, jamais. »
Son compatriote Stan Dewulf, le seul Flamand qui préfère Paris-Roubaix au Tour des Flandres depuis sa victoire sur l'épreuve en 2018 chez les espoirs, rappelle qu'il avait plu pendant l'édition 2015 (des moins de 2 3 ans) et que ses participants en étaient restés profondément marqués. « Les gars en parlaient encore trois ans plus tard, ils faisaient le listing de tout ce qu'ils s'étaient cassé, grimace-t-il. Devant la télé, je rêve de voir cette course dans des conditions extrêmes, mais pas sur le vélo, non. Sur le vélo, ça va être horrible. Tu as beau faire autant de reconnaissances que tu veux : quand il pleut, tu ne maîtrises plus rien, soit tu as de la chance, soit tu n'en as pas. »
Pour se rassurer, à chacun sa technique. Christophe Laporte s'est par exemple affairé à repérer les secteurs qui risquent le plus de se détériorer en cas de précipitations, comme ça, pas de mauvaise surprise. Pas de bol, le Français n'a réussi à en écarter aucun. « Franchement, ça deviendrait galère partout, diagnostique-t-il. Plein de fois, je me suis dit : "Si on arrive à 60 à l'heure là-dedans, wow..." » Philippe Gilbert, pour sa part, a voulu se faire une idée plus précise du bazar : dès mercredi soir, il a revisionné sur internet les images de l'édition 2002, la dernière courue dans la boue chez les élites. Et ce qu'il en retient ne le réjouit pas. « Personne n'allait vite sur les pavés ce jour-là parce que c'est juste impossible. C'est celui qui parvient à rester le plus souvent sur son vélo qui gagne, pas celui qui va le plus vite. C'est impossible de citer un favori dans des conditions pareilles. »
La quasi-totalité des coureurs sont voués à tomber
L'ajournement de l'épreuve ne facilite pas l'exercice du pronostic. « Les coureurs sont émoussés après une saison intense : certains favoris auront moins d'influx et risquent de lâcher prise encore plus vite qu'habituellement, analyse Thierry Gouvenou, le directeur de Paris-Roubaix. La course sera encore plus débridée et imprévisible que d'habitude. » La logique voudrait que les spécialistes du cyclo-cross (Van der Poel, Van Aert) sortent du lot dans la gadoue, mais ceux-ci ne s'y éclateront pas forcément plus que les autres : le sol et le matériel sont trop dissemblables, l'effort trop différent.
Si les prévisions ne changent pas, les coureurs vont donc devoir s'en remettre à leur bonne étoile plus qu'à leurs jambes : l'agilité et l'instinct prendront le pas sur la puissance et les niveaux seront uniformisés. Les stratégies, difficiles à élaborer et à suivre par temps sec à Roubaix, deviennent vaines quand il y pleut. « On n'a aucun repère, aucune référence, concède Julien Jurdie. Au briefing, il va falloir trouver les bons mots pour à la fois aider les gars à débrancher le cerveau malgré l'appréhension, car le moindre coup de frein sera fatal, et à assurer leur sécurité. »
Comme si tout cela ne suffisait pas, un fort vent de Sud-Ouest poussera le peloton dans le dos ce dimanche, annonciateur d'un départ ultrarapide voire de bordures. « Il n'y aura peut-être pas d'échappée matinale cette année, anticipe Laporte. Tout le monde sera tellement stressé, la lutte pour être aux avant-postes va être terrible et ça va rouler à 50 à l'heure jusqu'à Troisvilles. » Débutera alors une course où la quasi-totalité des participants sont voués à tomber et où personne ne sera épargné. « Je pense à ceux qui vont nous suivre, dans des voitures pleines de boues d'où ils ne vont rien voir, et je ne parle même pas des motards, redoute Philippe Gilbert. Ça va être la galère à tous les échelons. »
Jusqu'au départ de l'épreuve, le fossé va se creuser entre l'excitation du public, qui depuis près de vingt ans attend que l'Enfer du Nord se déroule dans des conditions extrêmes, et l'anxiété des coureurs, qui ont achevé hier leurs reconnaissances avec plus d'interrogations et de craintes que de réponses. « Ce qui est sûr, c'est que si tout le monde se lance à fond sur les pavés humides, ça fera jeu de dominos, il y en aura partout, prévient Alain Deloeuil. Je ne m'attends pas à voir beaucoup de coureurs à l'arrivée. Pour eux, ça ne va pas être une mince affaire. Mais pour vous, pour moi, ça va être un Roubaix de légende. »