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Le Tour de France peut-il survivre au règne naissant de Tadej Pogacar ?
Le Slovène ultra-dominateur mais peu charismatique, issu d’un petit pays, est loin d’être le maillot jaune idéal pour l’organisateur. ASO semble avoir, malgré tout, un modèle économique assez solide et diversifié pour tenir la distance.
par Quentin Descamps et Gaëtan Goron, envoyés spéciaux sur la route du Tour de France
publié le 17 juillet 2021 à 9h09
Le fil de la première semaine du Tour de France 2021 a été perlé de jolis contes, qu’on narre au moment de mettre les glaçons dans le pastis : Julian Alaphilippe le jeune papa en jaune, Mathieu Van der Poel et son papy Poulidor, le retour en grâce du dépressif Mark Cavendish. Depuis, il n’y a plus qu’une histoire, avec un personnage principal, Tadej Pogacar, de l’équipe UAE Emirates. Le «prodige slovène» a tué le suspense ; l’Equipe titre «écrasant».
Le Slovène a gagné le Tour l’an dernier, le gagnera cette année. Et même si la concurrence a joué de malchance dans les chutes massives du début de Tour, le coureur de 22 ans devrait en gagner d’autres : sur un vélo, il ne montre aucune faiblesse – un «robot», disent les mauvais esprits. Or, le modèle économique du Tour, formidable fabrique à épopées depuis sa création par le journal l’Auto en 1903, repose sur la médiatisation de ses contenus. Avec la domination de Pogacar (trois étapes, trois maillots distinctifs, six minutes devant la concurrence avant le contre-la-montre de ce samedi), y a-t-il péril en la demeure pour Amaury Sport Organisation (ASO) ? L’organisateur du Tour n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations.
«L’Etat finance une grosse partie du Tour de France»
Ces dernières années, sur le Tour de France, les revenus d’ASO reposent, à près de 50 %, sur les droits télé (rien que pour France Télévisions, c’est plus de 25 millions d’euros), à 30 % sur le sponsoring (notamment de marques françaises) et à près de 10 % sur l’achat par les villes des départs et arrivées d’étape. Les 10 % restants sont une addition d’éléments tels que la présence de clients fortunés en loges ou la vente de produits dérivés. «Le modèle économique du Tour n’est pas tellement menacé car il dépend beaucoup de l’Etat, qui en finance une grosse partie : France Télévisions et les collectivités territoriales assurent des revenus réguliers», tempère Lionel Maltese, professeur de management sportif à l’université Aix-Marseille.
Un bon connaisseur du peloton, plus inquiet pour l’organisateur : «Pogacar, qu’il soit dopé ou non, pose un problème purement économique : il n’y a que deux millions de Slovènes. Les performances d’Armstrong, au moins, intéressaient des millions d’Américains et leurs porte-monnaies bien remplis. Désormais, il n’y a plus de coureurs de grandes nations capables de remporter le Tour dans les prochaines années.» France, Allemagne, Italie, Espagne… Aucun grand coureur de pays riches capable, a priori, d’inquiéter les Slovènes Roglic et Pogacar, ou le Colombien Bernal (lauréat en 2019).
Lionel Maltese compare, lui, le cas Pogacar au tennis : «La taille du pays du vainqueur n’est pas un problème en soi. Prenez Novak Djokovic, il arrive avec ses 20 tournois du Grand Chelem à fasciner bien au-delà de la Serbie. La jeune génération de cyclistes (Van der Poel, Van Aert, Bernal…) est un incroyable facteur de développement. En revanche, avec Pogacar, va falloir qu’ASO se mette au marketing de contenu. C’est-à-dire rendre le personnage plus humain, plus universel.» Aujourd’hui, ce sont surtout les équipes cyclistes, et non l’organisation, qui s’occupent de cet aspect. Et avec les restrictions liées au Covid, elles ferment l’accès aux coureurs pour les journalistes et diffusent à leur convenance vidéos et interviews orchestrées par le service de presse.
3 millions de personnes par jour sur France Télévisions
«Le modèle économique d’ASO repose surtout sur la vente de notoriété, explique Lionel Maltese. Les marques, notamment françaises (Le Gaulois, le Parc Astérix, la Française des jeux…) ont, avec la caravane publicitaire, une possibilité unique de faire du démarchage dans l’espace public, ici privatisé. «Le Tour a une fenêtre sans égale, que les marques recherchent : en juillet, quand le monde entier est en vacances ; en milieu de journée, quand il n’y a pas de concurrence sur les autres chaînes.» Selon Médiamétrie, l’audience sur ce Tour de France 2021 est d’environ 3 millions de personnes par jour sur France Télévisions, pour 30 % de parts de marché. Stable par rapport aux précédentes éditions disputées en juillet. Parmi les téléspectateurs, bon nombre ne regardent pas le Tour de France que pour l’aspect sportif : les paysages, les histoires de France et du cyclisme, intéressent au moins autant que la pure compétition.
«3,5 milliards de téléspectateurs dans le monde» : pendant des années, ce nombre a été relayé à l’envi par ASO (il a disparu du dossier de presse cette année), faisant de la Grande Boucle «le troisième événement sportif le plus suivi après la Coupe du monde de football et les Jeux olympiques». Ces estimations, outils de communication un brin fantaisistes, ressemblent à une addition du nombre de téléspectateurs de différentes émissions, elles-mêmes multipliées par le nombre d’étapes. Bref, une annonce invérifiable mais certainement surestimée.
Contrairement au Slovaque Peter Sagan, devenu une icône de son sport bien au-delà de Bratislava, ce que dégage Pogacar n’a, pour le moment, pas dépassé les frontières. Il y a fort à parier que son employeur la Team UAE, qui ne manque pas de moyens, s’y mette. Car même en Slovénie, c’est compliqué, à en croire les quelques supporteurs compatriotes rencontrés sur le bord de route du Tour, qui semblaient davantage porter dans leur cœur la gloire nationale, Primoz Roglic, pourtant forfait après avoir chuté.
La menace du dopage
Une menace plane néanmoins au-dessus d’ASO, société familiale qui ne publie pas ses comptes mais dont le chiffre d’affaires avoisine les 250 millions d’euros par an : le spectre du dopage qui, en cas de nouveaux scandales, pourrait faire fuir les diffuseurs – les chaînes publiques allemandes n’ont pas retransmis la course entre 2006 et 2007, puis 2012 et 2014 pour cette raison – et les sponsors. Le cyclisme, par son histoire, paye plus que tout autre sport le poids du dopage. Depuis Festina et Armstrong, plus ses nouveaux héros domptent la concurrence, plus le soupçon est grand. Pogacar l’apprend à ses dépens.