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Mauro Gianetti, l’homme dans l’ombre de Tadej Pogacar
Aujourd’hui à la tête de la formation UAE-Emirates, au sein de laquelle évolue le Slovène, l’ex-cycliste tessinois a souvent flirté avec le dopage.
Il y a des chats maigres sur la course – les coureurs. Et quelques chats fantômes que sont les grands manageurs. Tel le Suisse Mauro Gianetti, originaire du Tessin, 57 ans, 62 kilos – le même poids que lorsqu’il était coureur professionnel –, ancien vainqueur de Liège-Bastogne-Liège et de l’Amstel Gold Race. Un fabuleux doublé, en 1995, à une époque où l’EPO coulait à flots dans les carburateurs du peloton…
Pour une partie des cyclistes actuels – surtout français –, il tient le parfait rôle de bouc émissaire. Car Mauro Gianetti préside la société, logée à Milan, en Italie, qui abrite l’équipe UAE-Emirates : celle du Slovène Tadej Pogacar, jeune leader mis en question par ses performances depuis son sacre de 2020 dans l’avant-dernière étape de la Grande Boucle – un sacre qui avait déjà laissé interdit. Et, à la vérité, c’est lui, Gianetti, le seul vrai patron de l’équipe.
La carrière du Tessinois parlerait-elle pour lui ? Vice-champion du monde en 1996 chez lui, à Lugano, il est engagé en 1997 par la Française des jeux. Il assume, comme coureur, un nouveau rôle : celui de… modèle pour la jeune génération. Il apporte des innovations majeures – il remplacera notamment les sandwichs au fromage par des préparations vitaminées.
En mai 1998, il est victime d’un terrible malaise sur le Tour de Romandie. Trois jours de coma suivis d’une semaine de soins intensifs. Les médecins soupçonnent une absorption de perfluorocarbures (PFC), un type de substances employé en milieu hospitalier à titre expérimental, et qui produit les mêmes effets que l’EPO. Il s’en défendra, prétextant une « hypoglycémie doublée d’une gastro-entérite ». A un suiveur dubitatif quant à l’explication, il répondra : « Vous croyez en Dieu ? Eh bien, moi, ce jour-là, j’ai vu Dieu. »
Le « Cobra » et le Tour de France 2008
Après avoir vu Dieu, donc, le voici de 2004 à 2008 aux commandes de l’équipe Saunier-Duval, ce qui, lors du Giro 2007, suscite des questions tant ses coureurs survolent l’épreuve. Sponsorisée par un fabricant de chaudières – cela ne s’invente pas –, la formation espagnole est emmenée sur le Tour de France 2008 par Riccardo Ricco notamment, fabuleux grimpeur italien que l’on surnomme le « Cobra ». Mais voilà que ledit « Cobra » vient d’être mordu par l’Agence française de lutte contre le dopage, après un contrôle positif à l’EPO.
L’équipe aux maillots jaune poussin quitte le Tour, honteuse, sous les quolibets. Interrogé à ce propos, Mauro Gianetti, qui en est le manageur sportif, joue les tragédiens : « Je suis sans voix ! J’avais quelques doutes au début de la saison. Les bruits, vous savez ce que c’est, hein ? Je lui demande s’il est aussi propre qu’il le dit ; il me dit : “Je te jure sur la tête de ma mère que je ne prends rien !” » Le « Cobra », multirécidiviste et suspendu à vie, se reconvertira comme marchand de glaces.
Mauro Gianetti passe ainsi pour l’animal nuisible de cette 108e Grande Boucle. Et c’est au fond bien pratique. A écouter les rumeurs, c’est lui qui aurait « inventé » Tadej Pogacar, qui, chaque après-midi depuis le 3 juillet – et l’arrivée de la huitième étape au Grand-Bornand (Haute-Savoie), où il s’est emparé du maillot jaune –, focalise l’attention des suiveurs.
« Pas un parangon de vertu »
Le Tessinois, crâne rasé, comme lavé à la pierre ponce, est l’homme qui a caressé la lave du dopage en se brûlant la main. La rumeur coule sur lui comme l’eau sur les plumes du canard. Le Monde a bien tenté de le rencontrer pour lui demander pourquoi celui qui passe pour le diable a toujours son prie-Dieu dans l’église du vélo. Et si les progrès de la lutte antidopage sont encourageants. Et pour lui poser d’autres questions d’actualité, également.
Mauro Gianetti n’était pas contre, ainsi qu’il l’a fait savoir par SMS. Seulement voilà, vous savez ce que c’est maintenant dans le cyclisme mondialisé, il faut établir une demande officielle auprès du service de presse. Qui ne manquera pas de me la transmette. Ou pas. Surtout une fois le Tour terminé. C’est assez dire que l’homme est habile.
Publiquement, ils sont rares à s’étonner de sa présence. Ou plutôt de son ombre. A l’exception peut-être de l’ancien coureur français Stéphane Heulot, qui affirmait – comme d’ailleurs il le faisait déjà l’an dernier – au sujet de l’entourage sportif et médical de Tadej Pogacar, à l’entêtante odeur de soufre, « que le cyclisme ne pourra[it] se réformer tant que des hommes qui ont trempé dans les scandales de dopage sont toujours à des postes clés ».
« C’est ennuyeux pour l’image du vélo, c’est évident. Dans la tête des gens, ils restent des ex-tricheurs. Ils ont payé leur dette – comment peut-on lutter contre ça ? C’est extrêmement compliqué, admet Jimmy Engoulvent, directeur sportif de la B&B Hotels p/b KTM. C’est malheureux à dire, mais c’est d’ailleurs le cas dans beaucoup d’équipes. Le souci, c’est que l’on n’a pas encore fait le deuil des années dopage. Beaucoup des coureurs des années 1990 sont encore dans le milieu du vélo. Peut-être que dans quinze, vingt ans, il y aura beaucoup moins de cas comme ça. »
Au sujet de Mauro Gianetti, on a souvent affirmé que lui seul avait cette capacité à toujours se lover dans les structures du cyclisme. Sans que personne y trouve à redire. Comme un serpent qui prendrait ses quartiers d’été dans les conduites du Tour. Le patron de la Grande Boucle, Christian Prudhomme, avait concédé un jour que Mauro Gianetti « n’était pas un parangon de vertu ». C’était il y a longtemps.
Ambassadeur du cyclisme dans les Emirats
A défaut d’absence de vertu supposée, Mauro Gianetti présente bien. Le pli du pantalon qui cisaille le genou, la chemise impeccablement blanche ou bleue, les chaussures italiennes qui le placent parmi les plus élégants du peloton. C’est aussi un homme instruit, charmant, courtois, intelligent, parlant six langues et habile en affaires. Lui, coupable ? Enfin de quoi ? De trop de réussite. Il est l’ambassadeur du cyclisme dans les Emirats, titre de service pour lequel il fait, en revanche, une intense réclame.
L’équipe, financée par un conglomérat d’entrepreneurs en bâtiment émiratis, n’a qu’un objectif, disait-il au média suisse 24 Heures en 2019 : « Au départ, il n’y avait aucune culture du vélo, aucune route prévue à cet effet. Grâce à notre académie, des centaines de jeunes s’y sont mis, les gens roulent en famille, il y a une émulation. »
Pour lui, l’équipe professionnelle « a pour but de véhiculer dans le monde un message d’ouverture et d’avant-garde. On ne parle pas de la promotion d’une marque, mais d’un pays, voire de tout le monde arabe ». Le cyclisme comme « soft power », en quelque sorte.
Gagner le Tour, oui. Mais améliorer la santé des Emiratis grâce à un régime cycliste progressif sur des routes réservées à cet effet et sous une température frôlant les 50 °C est l’objectif désintéressé qu’il porte. C’est presque un devoir social. Une mission d’intérêt général qui avait échappé aux suiveurs, uniquement focalisés sur un homme de 22 ans, Tadej Pogacar, si fort qu’il n’a pas besoin d’avoir autour de lui d’équipiers. Mauro Gianetti a inventé la formation à coureur unique. Aussi unique que son pygmalion.
Le Monde