A la demande générale, voici la lettre que j'ai rédigée sur le coup de la colère et des deux heures du matin
Cher Monsieur Descoings,
Avant toute chose, je tiens à vous préciser que cette lettre est celle de plusieurs étudiants de Sciences-Po du site délocalisé du Havre. Nous tenions à vous informer de la vie de notre campus, des pratiques pédagogiques et de la politique que souhaite mener l’administration et par la même occasion, faire en sorte que certains points sur lesquels nous ne sommes pas d’accord soient éclaircis voire résolus dans le meilleur des cas.
En effet, comme vous devez le savoir, le campus du Havre a la particularité de dispenser la grande majorité de ces cours en anglais. L’avantage de cette méthode étant que les francophones font des progrès significatifs dans la langue de Shakespeare. La contrepartie, c’est que des matières que certains découvrent sont difficiles à traiter dans une langue différente de la sienne. Par exemple, beaucoup de francophones souffrent de ne pas pouvoir être en mesure de comprendre les cours, parce que confrontés à un obstacle autre que la difficulté de la matière (ce qui n’est pas négligeable), c'est-à-dire, l’enseignement dans une autre langue. Des matières aussi fondamentales que l’économie et l’Histoire ne devraient pas être exclusivement enseignées en anglais, ne serait-ce que pour donner à tout le monde les moyens de se battre et non pas donner l’impression à certains d’être engagés dans un combat avec une main attachée dans le dos. Ce n’est pas commode, vous en conviendrez. Ce que nous proposons, ce serait de jongler entre les deux langues, pas de privilégier l’une par rapport à l’autre. L’idée de donner des cours en français en économie pour aider les francophones et de développer la bilingualité tant pour les cours que pour les examens serait judicieuse. Ainsi, les anglophones et les francophones pourraient tous progresser et ce, tant sur le plan linguistique que sur celui de la compréhension de matières fondamentales telles que la politique, l’économie et l’Histoire.
Par rapport à ce point, il n’est pas normal selon nous que les anglophones soient favorisés par rapport aux francophones. Ce n’est pas une analyse corporatiste, communautariste ou autre, je vais m’expliquer. En effet, la maîtrise de la langue anglaise est devenue un critère de notation pour les oraux d’histoire. Il est donc plus facile d’obtenir de meilleurs résultats en maîtrisant l’anglais plutôt que par rapport au contenu de son discours. Est-ce la politique de Sciences-PO ? Par ailleurs, nous ne comprenons pas la logique de faire venir des étudiants étrangers parlant français pour leur donner un enseignement en anglais. Comme beaucoup de français, ils n’ont pas été prévenus de la place de l’anglais dans le programme de ce campus ce qui rend les études beaucoup plus ardues et beaucoup moins efficaces, ce que nous avons expliqué auparavant.
Une dernière critique sur cet aspect de l’enseignement que nous suivons, et non des moindres, le fait de privilégier l’anglais par rapport au français a pour conséquence fâcheuse de faire perdre aux francophones leur maîtrise du français. C’est un problème qui a été confirmé par nos professeurs d’institutions politiques qui s’en sont plaints et on regretté que les méthodes soient différentes de ce qui ce fait à Paris, avec les conséquences que l’on sait. Notre principale crainte est due au fait que le master à Paris sera fait en français, avec d’autres étudiants qui auront suivi un cursus au campus de Paris par exemple et qui auront travaillé leur maîtrise du français. Pourras-t-rivaliser avec eux ? Ne regretterons-nous pas de ne pas avoir eu l’occasion de pousser davantage notre connaissance du français, de l’argumentation en français ?
Une autre critique sur la maquette pédagogique de notre campus, l’enseignement de l’anglais. Beaucoup d’entre nous nous plaignons du fait que les objectifs et les méthodes d’apprentissage de l’anglais soient différents de ceux du campus de Paris. Par exemple, dans un groupe, les étudiants n’apprennent presque que des phrases hors contexte qui ne seront guère utiles pour la suite. Mais le plus grave, c’est que l’examen final porte sur ces phrases là, sans qu’il n’y ait des exercices privilégiant la compréhension écrite et la rédaction argumentée. C’en est d’autant plus surprenant qu’il s’agit d’un exercice pour le concours d’entrée à l’IEP. De plus, dans un autre groupe certains se plaignent de ne faire que de la littérature et du commentaire de texte littéraire en anglais. L’impression qui domine, c’est d’être plus dans une classe préparatoire aux grandes écoles littéraire que dans un IEP. La culture anglo-saxonne ou du moins certaines de ces parties sont complètement occultées, la continuité entre l’enseignement en anglais et le cours d’anglais n’est pas du tout effective et il n’y a aucune analyse d’articles anglophones, ou du moins d’article qui font l’actualité. Pourquoi n’est-ce pas le cas finalement et surtout, pourquoi le mode d’évaluation de l’anglais est-il si différent de Paris au Havre ?
Par ailleurs, nous avons une interrogation supplémentaire, elle concerne cette fois la politique affichée par l’administration de notre campus. Est-ce la volonté de l’institution Sciences-PO de former une « élite anglophone » comme se plaît à le dire notre directeur ? Est-ce que le critère de la maîtrise de l’anglais devrait prévaloir sur les qualités propres de l’étudiant telles que l’esprit critique, l’originalité du parcours de l’étudiant, le bagage culturel et sur la maîtrise du français, sachant que nous sommes… dans une école française justement, connue pour privilégier toutes les qualités qui viennent d’être évoquées ?
Enfin, il était important pour nous d’exprimer notre incompréhension par rapport au fait que dans notre campus, il y a un manque total de traitement de l’actualité et de la politique. En effet, les conférences d’actualité d’Olivier Duhamel et de Guy Carcassonne ne sont pas inscrites dans notre programme et il arrive souvent que nous soyons tellement coupés du reste du monde, que certaines semaines, nous ignorons totalement quels sont les grands événements qui font l’actualité. Avant de rentrer à Sciences-PO, on nous avait dit que cette école formait à la compréhension du monde contemporain et à l’ouverture au monde et à l’actualité. Ceux qui été admis par la Convention d’Education Prioritaire en sont d’autant plus surpris qu’ils ont passé une épreuve, et je ne vous l’apprendrais pas puisque vous en êtes à l’initiative, qui consistait à rédiger un dossier de presse sur un sujet d’actualité. Nous sommes également déçus du peu de considération donné à la philosophie politique. Il est tout de même étonnant que de grands auteurs tels que Rousseau, Machiavel, Hobbes etc. ne soient pas étudiés alors qu’ils sont indispensables pour passer le concours et même pour l’épreuve de philosophie au baccalauréat ! Pourquoi ce qui est important pour rentrer à Sciences-Po ne l’est plus une fois que l’on y est entré, ou du moins, pas dans le campus du Havre ?
Néanmoins, il serait injuste de ne faire qu’une description dépréciative de notre campus. Nous avons évoqué ce qui nous semble être ses faiblesses, mais comme ce qui ne fonctionne pas ou mal frappe plus que ce qui fonctionne, la disproportion entre les deux parties est évidente. Il faut donc louer, et nous pesons nos mots, le fait que l’administration est facilement joignable, qu’elle se démène pour nous offrir ce qu’il y a de mieux pour nous et que les conditions de travail sont excellentes, en ce qui concerne le matériel. Nous tenions donc à rendre justice à l’administration pour tout cela. Il est clair que nous gagnons à être un petit effectif, que nous sommes considérés plus comme des individus qu’à Paris où chacun se fond dans la masse et que nos conditions de travail s’en ressentent considérablement, du moins sur cet aspect là.
En espérant que vous apporterez des réponses à nos interrogations et que vous décidiez de résoudre ce qui constitue pour nous un problème, nous vous prions d’agréer l’expression de nos salutations distinguées.