De Total Recall à Inception, la manipulation de la mémoire et des souvenirs qu'elle abrite a largement inspiré les auteurs de science-fiction. Avec la publication récente dans la revue Science des derniers travaux de l'équipe du Pr Susumu Tonegawa, cette utopie pourrait gagner en crédibilité. Les chercheurs ont en effet réussi à implanter de faux souvenirs dans la mémoire de souris. Une prouesse technique qui permettra avant tout d'avancer dans la compréhension des processus mnésiques et de leurs défaillances.
Pour réussir à manipuler les souvenirs de souris de laboratoire, les chercheurs du Massachussets Institute of Technology (MIT) ont eu recours à l'optogénétique, une technique mise au point il y a une dizaine d'années et qui a révolutionné le monde des neurosciences. Elle permet d'activer spécifiquement certains neurones en les exposant à une source lumineuse. Pour être réceptifs à la lumière, les cellules nerveuses doivent avoir été au préalable génétiquement modifiées pour exprimer une protéine, la channelrhodopsin.
Les souris dont les neurones avaient été modifiés ont été placées dans une cage qu'elles ne connaissaient pas (A). Pour mémoriser ce nouvel environnement, des populations spécifiques de neurones se sont activées. Ces cellules nerveuses ont alors exprimé la channelrhodopsin, et sont ainsi devenues sensibles à la lumière. Le lendemain ces mêmes souris ont été placées dans une nouvelle cage (B): alors que les souvenirs de la veille étaient réactivés artificiellement en exposant les neurones à un faisceau lumineux, les souris ont reçu un petit choc électrique.
Les chercheurs ont ensuite observé la réaction émotionnelle des souris lors de leur retour dans la cage initiale (A). Alors que cet environnement n'était lié à aucun événement désagréable, les souris ont adopté un comportement de crainte et de méfiance. En réactivant les neurones impliqués dans la mémorisation de la cage A alors que les souris recevaient un choc électrique dans la cage B, les scientifiques sont parvenus à associer artificiellement deux événements indépendants pour en faire un faux souvenir.
Comme le rappellent les auteurs de l'étude, «la mémoire est dynamique et constructive par nature». Nos souvenirs ne sont donc pas de simples photographies qui seraient «gravées» dans notre mémoire comme sur un disque dur. Se remémorer un souvenir nécessite une reconstruction, susceptible d'induire des modifications. «L'être humain est un animal très imaginatif, relève Susumu Tonegawa, Prix Nobel en 1987. Et comme chez nos souris, il est tout à fait possible que des événements émotionnellement forts puissent être associés à une expérience passée et conduire à un faux souvenir.» À ceux qui opposeraient que le cerveau d'une souris reste assez éloigné de celui d'un humain, Pierre-Marie Lledo, chercheur en neurosciences au CNRS et à l'Institut Pasteur, rappelle que «les processus mnésiques ont été intimement conservés entre les espèces au cours de l'évolution, du ver à l'humain.»
Mais est-il possible de discriminer les vrais souvenirs des illusions créées de toutes pièces? «C'est un autre résultat important de cette publication, souligne Pierre-Marie Lledo. Les données montrent que la mémoire fictive est tout aussi efficace que la vraie mémoire pour déclencher des réponses affectives. Et dans les deux cas, ce sont les mêmes circuits neuronaux qui sont impliqués. La frontière entre le réel et l'imaginaire s'efface.»
Des résultats qui n'ont pas manqué de raviver le débat sur l'utilisation des neurosciences cognitives dans le domaine légal. L'étude a été particulièrement commentée aux États-Unis, où en février dernier, des chercheurs s'étaient interrogés dans la revue Nature Neurosciences sur le rôle que devaient jouer les neurosciences dans le déroulement des affaires judiciaires. Car qui dit faux souvenirs, dit aussi faux témoignages. Aux États-Unis, trois quarts des 250 personnes impliquées dans des affaires pénales et finalement innocentées par les premiers tests ADN avaient été accusées sur la base de témoignages oculaires. Comprendre comment le cerveau humain peut produire de faux souvenirs reste donc un enjeu scientifique majeur, aux retombées sociétales importantes.