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60 milliards d'euros par an. Soit 1.000 euros par Français... bébés compris ! C'est ce que coûte, selon le député de l'Essonne, la fraude fiscale effectuée par les grandes entreprises et les particuliers très aisés. L'auteur de Les voleurs de la République (éd.Fayard), dont nous publions ci-après quelques extraits concernant les dysfonctionnements les plus criants, présente les injustices les plus flagrantes, et les solutions pour y mettre un terme.
INTERVIEW : la France est-elle un paradis fiscal pour les fraudeurs ?
- A lire votre livre, on a l'impression que la France est un paradis fiscal pour grandes entreprises?
- Disons qu'elle est plutôt un paradis fiscal pour gens malhonnêtes, oui.
- Pas seulement : vous dites que lorsqu'elles sont bien conseillées, des multinationales présentes dans l'Hexagone ne paient quasiment pas d'impôt en France. Payer des impôts dérisoires par rapport à son chiffre d'affaires, c'est bien le critère d'un paradis fiscal?
- Oui, mais ce qui est vrai aussi, c'est que l'Etat n'a pas mis en place de mesures suffisamment dissuasives pour empêcher la fraude ou la minoration excessive de la base de l'impôt. Nous nous sommes peu à peu habitués à ce régime dérogatoire, qui crée effectivement une réelle inégalité entre les multinationales et les PME, notamment via la manipulation des prix de transfert et la détention de filiales dans les paradis fiscaux que je décris page 50. Si on élargit le débat à la fraude pure et dure, alors le préjudice pour l'Etat s'élève à 60 milliards d'euros par an -c'est-à-dire dix fois le déficit des retraites !
- Nous publions ci-après les critiques les plus virulentes de votre livre : quelles solutions recommandez-vous pour éviter ces "fuites fiscales"?
- Déjà, on pourrait prendre une mesure simple pour limiter la fraude à la TVA, qui coûte 10 milliards d'euros par an à l'Etat et attention, il ne s'agit pas là d'une somme que l'Etat ne perçoit pas, ou d'un manque à gagner, mais d'une somme que l'Etat sort concrètement de sa poche pour la verser à des escrocs ! Pour limiter cette fraude, nous pourrions par exemple remplacer le système de déclaration annuelle, par un système de déclaration mensuelle. Ce n'est pas impossible, ce système est en vigueur en Belgique.
- Cette mesure suffirait-elle à éradiquer la fraude?
- Non, bien sûr, on peut aussi imaginer d'autoriser le "data-mining" (croisement de fichiers) à partir des fichiers du fisc, de la justice et de la police, comme ça se fait en Belgique.
- Cette solution serait-elle autorisée par la Cnil?
- On peut imaginer des autorisations exceptionnelles, des dérogations au coup par coup en fonction des dossiers. Et je ne crois pas que la Belgique puisse être considérée comme un Etat policier…Ce pays a affecté douze personnes au "data mining", ce qui leur a permis de récupérer un milliard d'euros par an ! Autre exemple qui vient d'Outre-Quiévrain : il est possible là-bas de bloquer des fonds dès qu'il y a un soupçon de fraude à la TVA.
- Et à part la lutte contre la fraude à la TVA?
- Nous pouvons lutter contre ce que j'appelle le "vol fiscal" en faisant sauter le verrou de Bercy. Vous savez sans doute qu'une survivance de l'Ancien régime donne au ministre du Budget le monopole des dépôts de plaintes en matière fiscale. Cette situation conduit à un enchevêtrement des responsabilités ente le ministère de la Justice et celui de l'Economie et des finances, c'est contre-productif et trop de procédures s'enlisent à cause de cette situation. Autre proposition : l'Etat devrait avoir le droit d'acheter des listes de comptes, comme c'est le cas en Allemagne et aux Etats-Unis.
- Ces mesures suffiraient-elles à éradiquer le manque à gagner et les fraudes?
- Non, il faudrait aussi un accord européen pour harmoniser les politiques fiscales et notamment les taux de l'impôt sur les sociétés, qui sont trop disparates : 33,33% en France, contre 12 ,5% en Irlande ! Et ne pas hésiter à pénaliser au maximum les délits fiscaux, car les peines actuelles sont trop légères et absolument pas dissuasives. J'ajoute une dernière mesure, à mes yeux indispensable, et que j'appelle le "pacte de modération". L'idée est simple: l'argent récupéré devrait obligatoirement être affecté à la baisse des impôts, pour que les Français perçoivent les effets bénéfiques de cette lutte.
EXTRAITS : Les voleurs de la République (éd. Fayard)
1/ Face à la "fraude industrielle", l'Etat dispose de peu de moyens.
"Le délabrement matériel de la puissance publique est évident. Très paradoxalement, l'État, obèse tant il touche-à-tout, cache un état régalien misérable. Or, quand une parfaite articulation entre la police la justice n'est pas assurée, la loi de la jungle détruit tout.
Les magistrats spécialisés des pôles financiers que nous avons auditionnés m’ont impressionné. Par leur solidité, leur persévérance, en dépit d'un cruel manque de moyens.
Le pôle financier du tribunal de grande instance de Paris comptait 12 juges en 2009, ils ne sont plus en 2013 que 8. Il n’y avait que 12 magistrats du parquet en 2009, 7 aujourd'hui. Les assistants spécialisés, si utiles pour préparer le travail du magistrat, ne sont plus que 5, contre 8 il y a six ans. Et un expert, plutôt favorable à la nouvelle majorité, se lamentait de voir que depuis l'alternance rien n'a changé.
Un juge d'instruction que nous avons auditionné s'estime heureux de disposer, par exemple, d’une assistante deux jours par semaine ! Il a pourtant en charge des affaires impliquant des sommes qui s'élèvent à plusieurs centaines de millions d'euros. Ce sont des affaires qui marquent l’actualité et dont l'issue décidera de la crédibilité de la justice et de la République."
2/ Les entreprises sont mieux armées que la puissance publique
"En charge de dizaines de dossiers tentaculaires, comment un homme seul, avec une assistante à mi-temps, même épaulé par des policiers remarquables, peut-il avancer aussi vite et bien qu’il le voudrait?
Ce même juge d'instruction nous relatait son quotidien : percer le secret des comptes bancaires dans les paradis fiscaux, rechercher les bénéficiaires réels masqués derrière les trusts ou sociétés offshore, et rivaliser avec les avocats fiscalistes rémunérés à prix d’or par leur client… Sur une affaire, il lui arrive d'affronter des dizaines de juristes mobilisés pour déceler toute erreur de procédure. La disproportion des moyens est écrasante."
3/ Les peines liées à la fraude fiscale sont trop légères
"La misère de la justice en France explique autant l’impunité des délinquants habituels que l’impuissance de l'État dans sa lutte contre la criminalité financière. Les délais sont trop longs, les peines sont trop indulgentes.
Un magistrat nous le confirmait : «Vous pouvez être pris sept fois de suite et bénéficier d'une peine légère. Pire, Tracfin a transmis à des parquets des soupçons graves et rien ne s'est passé. » Dans une affaire récente, un individu a reçu 1 million d'euros sur son compte : le parquet n'a même pas transmis l'affaire au fisc!"
4/ En matière fiscale, la machine judiciaire tourne à vide
"Selon un autre spécialiste auditionné, les affaires fiscales n'intéressent pas les parquets tant ils sont débordés par la délinquance du quotidien. Selon lui, le parquet de Bobigny, par exemple, n'a pas instruit une seule affaire financière depuis trois ans. Selon un autre magistrat, notre justice poursuit et instruit, mais ne juge pas et condamne encore moins en matière financière. La machine tournerait selon lui totalement à vide, démoralisant tous les acteurs. Quand l'inefficacité et l'impunité judiciaires s'alimentent mutuellement en quelque sorte…
Dans ce domaine très complexe, là où les fraudeurs bénéficient des meilleurs cabinets fiscalistes et de conseil, les enquêtes préliminaires prennent beaucoup trop de temps ou sont bâclées. Comme nous le disait un autre magistrat, « des dossiers insuffisamment préparés explosent en vol devant le tribunal tandis que le petit fraudeur à 15 000 € sera accablé »."
5/ Le monopole du ministre du Budget sur le dépôt des plaintes est source d'inefficacité
"Comme nous le disait un célèbre magistrat, la lutte contre la fraude fiscale est une « machine qui prétend avancer avec plus de freins que de moteur ». Outre la faiblesse des moyens de la justice, un second frein tient au faible nombre de dossiers qui lui sont transmis. Ces deux freins constituent un vrai cercle vicieux. Déjà encombré, l’appareil judiciaire ne se mobilise pas sur une matière technique dont le ministre des Finances veut absolument garder le monopole.
Pourquoi tient-il à sa prérogative? De quoi s'agit-t-il derrière cette lutte entre les deux pouvoirs, l'exécutif et le judiciaire? D'une survivance de l'Ancien Régime : le monopole du ministre du Budget, qui seul décide s'il y a lieu ou non de transmettre une plainte à la justice. Il faut le savoir : une autorité publique–représentante du fisc, préfet, procureur…–ne peut en France transmettre directement un soupçon de fraude fiscale à la justice. Il doit se soumettre à une procédure presque unique au monde qui consiste à communiquer la plainte au service fiscal, qui la transmettra aux services compétents de Bercy, puis au ministre qui, en dernier ressort, juge de l'opportunité de poursuivre pénalement l'affaire. Alors seulement Bercy fera suivre le dossier à la Commission des infractions fiscales –qui à son tour jugera de l'opportunité de saisir la justice ! Au final, seulement 1.000 affaires sont transmises chaque année à la justice pénale, et ce, depuis 20 ans. Face à ce parcours du combattant, autant à mettre tout de suite l'impunité pour les délinquants fiscaux!"