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Ainsi donc, après des années de dénégations et de déclarations incohérentes, Ziad Takieddine a craqué. L'homme d'affaires au cœur du volet financier de l'affaire de Karachi a livré, jeudi 20 juin, les aveux que les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire n'espéraient plus.
L'intermédiaire d'origine libanaise a enfin admis ce que les investigations judiciaires – et journalistiques – avaient rendu évident, à savoir qu'il avait bien œuvré au financement occulte de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur en 1995, via des rétrocommissions issues des juteux contrats d'armement avec l'Arabie saoudite et le Pakistan, dans lesquels le gouvernement du même Balladur lui avait concédé le rôle d'intermédiaire.
Placé en détention provisoire depuis le 31 mai pour avoir tenté de se procurer un "vrai-faux" passeport dominicain, sans doute destiné à lui permettre de s'enfuir, M. Takieddine, lâché par ses anciens amis balladuriens et sarkozystes, ne supporte pas son incarcération, ce qui explique sans doute son changement d'attitude.
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DES VALISES D'ESPÈCES
Alors, dans le cabinet de M. Van Ruymbeke, M. Takieddine a raconté dans quelles circonstances il avait rencontré, fin 1993, Thierry Gaubert, ex-collaborateur de Nicolas Sarkozy à la mairie de Neuilly puis au ministère du Budget (entre 1994 et 1995), qui lui avait été présenté par Nicolas Bazire, à la fois directeur du cabinet du premier ministre Edouard Balladur et directeur de sa campagne présidentielle.
Selon M. Takieddine, M. Bazire l'aurait appelé en décembre 1993 pour l'informer qu'il allait être contacté par M. Gaubert, qu'il avait mandaté. Il s'agissait de préparer la visite de M. Balladur en Arabie saoudite, avec l'espoir de décrocher un contrat de vente de frégates, dit Sawari II, susceptibles de rapporter beaucoup d'argent à l'Etat français. M. Gaubert présente à M. Takieddine son épouse, la princesse Hélène de Yougoslavie, son ami Philippe Smadja (qui sera mis en cause, comme M. Gaubert, dans l'affaire du "1% logement"), un proche de M. Sarkozy, Dominique Desseigne, l'associé de M. Gaubert en Colombie, Jean-Philippe Couzi ou encore Pierre-Mathieu Duhamel, futur directeur général des douanes françaises. C'est à cette date que l'épouse de l'intermédiaire, Nicola Johnson, sympathise avec Mme Gaubert. Les deux femmes, depuis, ont rompu avec leurs maris et les ont dénoncés aux juges..
Las, le voyage de M. Balladur à Riyad en janvier 1994 se révèle être un échec. Mandaté par les autorités françaises pour débloquer la situation, avec son associé Abdul Rahman El-Assir, M. Takieddine dit ne plus avoir eu de nouvelles de M. Bazire jusqu'à la signature du contrat Sawari II, le 24 novembre 1994. C'est juste après cette date que M. Bazire l'aurait recontacté pour lui dire que M. Gaubert avait un message à lui faire porter. Ce message est simple : Gaubert réclame 1,5 million de francs, afin de financer la campagne de M. Balladur. M. Takieddine accepte à condition qu'il lui remette en cash à Genève, où M. Gaubert détenait lui-même des avoirs.
A Genève, les deux hommes retrouvent M. El-Assir qui avait préparé l'argent, en coupures de 500 francs, glissées dans une mallette remise à M. Gaubert. Selon M. Takieddine, cette remise de fonds s'apparentait à un "retour d'ascenseur" logique, le contrat Sawari II lui ayant rapporté une fortune. Dix jours plus tard, M. Gaubert vient trouver M. Takieddine pour lui demander "la même somme". Après s'être assuré que M. Bazire était informé de cette nouvelle demande, M. Takieddine procède de la même manière : il prend rendez-vous à Genève avec MM. El-Assir et Gaubert, le second repartant avec une valise d'espèces d'1,5 million de francs.
D'après l'homme d'affaires, il y aura une troisième visite de M. Gaubert, qui va réclamer cette fois 3 millions de francs. "On doit boucler les comptes, il nous manque 3 millions et quelque", lui aurait dit M. Gaubert. Jugeant la demande excessive, M. Takieddine se rend dans le bureau de M. Bazire pour avoir confirmation. "M. Bazire m'a dit qu'effectivement ce que m'a demandé Gaubert est vrai car ils avaient besoin de cet argent mais que c'était la dernière fois". Une nouvelle fois donc, via M. El-Assir, M. Takieddine va remettre une valise d'espèces à M. Gaubert.
DES SONDAGES PAYÉS PAR LES VENTES D'ARMES
Les révélations de M. Takieddine confortent les découvertes des juges sur les déplacements à Genève de MM. Gaubert et Takieddine, les retraits d'espèces suspects détectés à cette période, ou encore le témoignage de Hélène Gaubert, qui déclarait au Monde, le 26 septembre 2011, à propos de son mari : "Il m'a dit un jour qu'il allait chercher ces espèces en Suisse pour les remettre à Nicolas Bazire."
M. Takieddine a également mis en cause François Léotard, ministre de la défense entre 1993 et 1995 et son conseiller Renaud Donnedieu de Vabres. Les deux hommes avaient imposé le duo Takieddine-El-Assir dans les contrats d'armement. "M. Donnedieu de Vabres représentait M. Léotard", a déclaré M. Takieddine qui a révélé qu'après l'élection de 1995, M. Donnedieu de Vabres lui avait demandé de l'aider à payer le loyer de son appartement parisien: "Je lui ai payé en cash allant jusqu'à des sommes entre 15 000 et 20 000 francs à chaque fois", a-t-il dit. L'intermédiaire assure avoir également "financé" une partie de l'installation de M. Donnedieu de Vabres à Tours ainsi que sa campagne législative, en 1997. Au total, il estime lui avoir remis "un maximum de 250 000 francs" en liquide.
M. Takieddine a par ailleurs confirmé que le politologue américain Paul Manafort avait effectué des sondages au profit du camp Balladur, via M. El-Assir, donc payés par les ventes d'armes. "M. Manafort, a-t-il ajouté, ne m'a pas précisé [que cette étude] avait été payée par M. El-Assir mais je l'ai supposé", révélant à ce sujet l'existence de "contacts directs" entre MM. Bazire et El-Assir. Interrogé par Le Monde, Me François Esclatine, avocat de M. Gaubert, a déclaré : "Mon client conteste et s'expliquera devant le juge". Me Frédéric Landon, l'avocat de M. Bazire, de son côté, a assuré que son client "conteste formellement ces allégations".
Quant au défenseur de M. Takieddine, Me Francis Vuillemin, tout en dénonçant une "détention-pression", il reconnaît que ce que son client a dit est "énorme". M. Takieddine sera prochainement confronté à MM. Gaubert et Bazire.
Gérard Davet et Fabrice Lhomme