De Munich, cela prend une vingtaine de minutes avec la S-Bahn. Déjà, prendre le train pour Dachau, c’est un conditionnement. Me revenaient des images des voies ferrées menant à Auschwitz (autant que dans je ne sais plus quelle gare parisienne), les trains de la liste de Schindler et le souvenir marquant de la lecture du livre de Bernadac sur ce qui est passé à la postérité en France comme le train de la mort, l’antépénultième convoi parti de Compiègne pour Dachau, le 3 juillet 1944. Voyageurs entassés à cent par wagon, voyage de quatre jours, la canicule, la soif, monstrueuse, le manque d’air, les pétages de plomb dégénérant en folie meurtrière, les survivants confinés dans un espace clos au milieu des cadavres et des excréments. Mais aussi l’organisation des résistants, la solidité morale des prêtres, la discipline et la solidarité et l'intervention courageuse d'un Allemand. Ce livre est une grande leçon d’humanité, comme d’inhumanité. Plusieurs wagons arrivèrent à Dachau sans perte. Dans l’un d’entre eux, il n’y avait qu’un seul survivant.
La première „surprise“ en arrivant à Dachau, c’est que c’est une vraie petite ville de banlieue, avec des gens qui y vivent. C’est idiot, bien sûr, mais c’est bizarre. Quand on entend „Munich“, on peut penser au putsch de la brasserie, à la ville qui fut le berceau du nazisme, aux accords honteux signés par Daladier et Chamberlain, et même à la tragédie des JO de 1972, dans laquelle la responsabilité des Allemands se réduit à la nullité de l’intervention policière. Mais Munich, c’est aussi une grande ville européenne avec une histoire riche dont la splendide Residenz témoigne de la richesse ; c’est la fête de la bière et, pour les marseillais, un jour de gloire. Mais Dachau… Qui peut s’imaginer avec une adresse à Dachau sur sa carte de visite ? Cette petite ville est célèbre dans le monde entier, et ce uniquement pour son camp de concentration. Qui fut le premier du genre, créé moins de deux mois après l’arrivée de Hitler au pouvoir. Certains opposants politiques y passèrent d’ailleurs 12 ans…
Le camp servit de modèle aux suivants. Après la guerre, les bâtiments servirent aux réfugiés des sudètes, ces victimes de la guerre qui ne furent jamais reconnues comme telles et dont le destin n’a pas sa place dans l’Histoire académique. Un petit mémorial fut maintenu à l’endroit des fours crématoires. Il fallut une forte pression des anciens déportés réunis en association pour qu’une vingtaine d’années après la guerre, contre l’inertie des autorités bavaroises, on installât un véritable mémorial. Celui-ci comprend la partie de l’ancien camp accessible aux détenus. La plus grande partie du camp, réservée aux SS, a retrouvé une utilisation urbaine normale.
Il reste l’emplacement des baraques avec leurs fondations, les deux premières d’entre elles ayant été reconstituées, montrant la disposition des lits, puis des châlits, le camp ayant accueilli de plus en plus de déportés, jusqu’à connaître une surpopulation dramatique à partir des années de guerre. On a aussi gardé la sinistre annexe formée de la chambre à gaz (laquelle ne semblant curieusement pas avoir servi - des convois partaient régulièrement de Dachau pour des camps d’extermination), des fours crématoires, local où étaient aussi le plus souvent assassinés les détenus condamnés à mort. On a aussi gardé les geôles, où l’on s’occupait des détenus punis et des interrogatoires. Les Américains ont démantelé les cellules de 70 cm sur 70 cm où l’on gardait les détenus deux ou trois jours et dont ils ressortaient sans plus pouvoir marcher. On a conservé également le bâtiment administratif où les détenus étaient enregistrés, pour en faire une longue et riche exposition, menant de front l’histoire du régime et le „parcours du prisonnier“ au camp, de son incarcération à sa vie quotidienne, avec de nombreux témoignages, des photos, des dessins de détenus, des articles de presse d’époque.
Les panneaux sont en allemand et en anglais ; les documents annexes sont en allemand. J’en ai lu une bonne partie pour une visite globale d’un peu moins de douze heures (camp et film compris). Un film d’une bonne vingtaine de minutes reprend des images d’époque, notamment de la libération et de la population civile allemande contrainte par les Américains à venir défiler devant l’amoncellement de centaines de cadavres de 30 kg empilés à côté des fours qui avaient cessé de fonctionner faute de charbon.
L’exposition et les panneaux répartis dans les différents endroits du camp, que l’on peut enrichir d’un audioguide proposant des commentaires en français et des témoignages dans différentes langues, retracent bien la vie au camp, sa violence, l’exercice volontairement arbitraire du pouvoir, un pouvoir absolu, d’une brutalité sans égal. Un détenu raconte que quand on arrivait au camp, on pouvait mourir dans la soirée, comme y rester des années. La survie y était aléatoire, les retours de beuverie de certains SS étaient notamment redoutés. Mais l’espérance de vie dépendait de l’origine du détenu et de la position de cette origine dans la hiérarchie nazie. Les Russes, les Polonais étaient plus durement traités que les Français, qui l’étaient plus durement que les Allemands. Tout en bas de l’échelle, les pires conditions étaient évidemment réservées aux Juifs, avec les travaux les plus durs, l’encadrement le plus brutal, les conditions d’hygiène les plus repoussantes. Porter le triangle rose exposait aussi à des brimades particulières.
Parmi les documents annexes, ceux liés à la formation des SS sont parmi les plus intéressants. Car Dachau a connu l’ascension de la SS (on y a liquidé les SA, par exemple) et a servi de camp de formation à la vision du monde SS. On peut lire sous forme de questions - réponses le contenu de l’endoctrinement imposé, un rapport sur tel SS brillant amené à diriger un camp mais que son manque de dureté rend impropre à cette importante mission. On suit aussi l’évolution des camps, au départ destinés à liquider des opposants et à rééduquer des Allemands aux opinions défavorables au régime, puis, au fur et à mesure de la guerre, devenant des camps d’esclavage destinés dans un premier temps à construire l’économie expansionniste de l’Allemagne après la victoire, et, après Stalingrad, à participer à l’effort de „guerre totale“, enfin, la naissance des camps d’extermination suite à la conférence de Wannsee.
Si l’on a beaucoup lu sur la déportation, on n’apprend pas énormément de choses, sinon des détails cruels sur la maltraitance des prisonniers, le détail des expériences médicales (en général scientifiquement absurdes en plus d’être atroces ; un des thèmes était la résistance au froid...), des récits des petits jeux des SS et de certains kapos et Aufseher, la formation des SS. Mais l’atmosphère est tellement lourde qu’on ne peut que se sentir oppressé. D’ailleurs, le camp est infesté de touristes, qui se tiennent globalement à carreau. Pour rentrer dans le camp, il faut passer par l’entrée historique du camp des prisonniers et pousser une étroite grille en fer forgée où l’on peut lire „Arbeit macht frei“. Rien que pousser cette porte ne s’oublie pas. On débouche alors sur la très grande Appelplatz où étaient faits les appels quotidiens, qui duraient deux heures, ou plus, le record étant de 48 heures avec une boucherie à la clef. Les détenus qui tombaient étaient frappés ou mordus par les bergers allemands.
Dachau n’était pas un camp d’extermination comme Auschwitz, mais on y pratiquait comme dans tous les camps l’extermination par le travail dans des conditions dantesques, la sous-alimentation, le manque absolu d’hygiène, l’insécurité permanente, l’usage imprévisible et arbitraire de la brutalité la plus extrême.
Le soir de mon premier jour à Dachau, j’assistai à Munich à un concert autour de Anne-Sophie von Otter sur la musique de Theresienstadt. Concert suivi de la projection d’un film sur ce projet, Theresienstadt, die Musik als Zuflucht, autour de ce camp en trompe l’oeil destiné à la propagande et où l’on avait rassemblé un certain nombre des Juifs les plus brillants, notamment les musiciens. Theresienstadt était le camp où l’on allait au concert tous les jours… Toutefois, la confrontation entre la réalité et le discours nazi est saisissante. On y a par exemple monté pour de vrai un opéra pour enfants écrit par Hans Krasa, un Juif qui composait de la musique classée comme dégénérée (entartet). Le film nazi montre quelques images des enfants chantant sur la scène. Le commentaire moderne précise alors une difficulté d’organisation : la nécessité de remplacer continuellement les choeurs, les enfants étant régulièrement envoyés en convoi en Pologne pour un voyage sans retour.