Ulster : l'homme qui dit toujours non
Pour la première fois, le parti des radicaux protestants a remporté les élections au Parlement d'Irlande du Nord. Son chef, le révérend Ian Paisley, refuse d'appliquer les accords du Vendredi saint de 1998 et de gouverner avec les catholiques. Au risque de rallumer la guerre
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De notre envoyé spécial à Belfast, Jean-Baptiste Naudet
Une fois encore le prédicateur grimpe en chaire. Comme un artiste avant d'entrer en scène, il s'agenouille. Il prie. Puis se relève. Et le voilà, immense. Un mètre quatre-vingt-quinze, col blanc amidonné de clergyman, costume sombre impeccable, épaules à peine voûtées par ses soixante dix-sept années de lutte, cheveux blanchis strictement lissés en arrière, regard magnétique. Du haut de sa tribune de bois sombre et de sa science biblique, il toise ses fidèles, les hypnotise de ses yeux gris électriques. C'est le révérend Paisley, grande gueule devant l'Eternel, bâtisseur depuis cinquante ans de sa très fondamentaliste Eglise presbytérienne libre, créateur en 1971 de son très sectaire Parti démocratique unioniste.
Ian Richard Kyle Paisley, l'homme qui se croit élu par Dieu pour déjouer les complots des « papistes sodomites » et sauver l'Irlande du Nord. Pour que cette colonie, rattachée à l'empire de Sa Majesté après l'indépendance, en 1921, de la très catholique Irlande du Sud, reste britannique. Et protestante. Par la volonté de Dieu tout puissant, Amen.
En ce dimanche de Thanksgiving, en ce jour d'action de grâce, Ian Paisley va remercier Dieu, louer le Lord de lui avoir donné la victoire. Après plus de quarante années de combat politique, quelques séjours en prison, plusieurs expulsions manu militari de diverses enceintes politiques, après des décennies d'opposition, après des milliers d'heures de prédication, Ian Paisley et son parti ont pour la première fois, fin novembre, remporté les élections au Parlement d'Irlande du Nord. L'Old Man, le colosse de la scène politique d'Ulster (« le Dinosaure », selon ses ennemis) triomphe. A 77 ans, il devient ce qu'il a toujours prétendu être : la voix du peuple d'Irlande du Nord. Du peuple unioniste, s'entend, fidèle à l'Union avec la Couronne et au protestantisme. De ce peuple qui ne veut pas - qui ne veut plus - de « l'accord du Vendredi saint » d'avril 1998, pourtant couronné par deux prix Nobel de la paix. Un compromis qui avait partagé le pouvoir entre les deux communautés, mettant fin à trente ans de conflit entre unionistes (les « loyalistes » pro-britanniques et souvent protestants) et nationalistes (les « républicains » pro-irlandais et généralement catholiques). Paisley est « l'élu » de ce peuple protestant convaincu d'avoir conclu un marché de dupes en donnant des ministères aux partisans de l'Armée républicaine irlandaise (IRA) sans qu'elle renonce vraiment ni à ses moyens (les armes) ni à son objectif (la réunification de l'Irlande).
Ce n'est pas un hasard si l'intransigeant « Docteur » (en théologie) est devenu le porte-parole du « petit peuple » protestant d'Irlande du Nord. Si le prédicateur dit tout haut ce que beaucoup d'unionistes pensent tout bas. Il est l'un d'entre eux.
C'est un représentant typique de « ces pauvres paysans en mal de terre, durs à la tâche et calvinistes convaincus de l'Eglise presbytérienne », venus au XVIIe siècle de l'Ecosse voisine, à moins de 20 kilomètres de mer, pour coloniser l'Irlande. « Ainsi se constitua dans le nord-est de l'île une importante communauté protestante formée de petit propriétaires et de fermiers écossais presbytériens en butte à l'hostilité des indigènes [les catholiques irlandais] non seulement en raison de leur état d'accapareurs de terre mais aussi à cause de la vigueur de leur foi calviniste » (1). Au sud, ces « plantations » échouent, menant à l'indépendance et à la partition de l'île. Ainsi naquit l'insoluble question d'Irlande du Nord.
Enfantée dans la douleur, accouchée dans un bain de sang, amputée des trois comtés trop catholiques de la province d'Ulster, l'Irlande du Nord avait à peine 5 ans quand
Ian Paisley vit le jour, le 6 avril 1926, dans une modeste maison de la ville d'Armagh, « assiégée par l'ennemi ». C'est-à-dire dans un quartier majoritairement catholique. Ian est le deuxième fils d'une Ecossaise et d'un pasteur baptiste, descendant de ces Ecossais venus coloniser l'Ulster au XVIIe siècle. Bientôt établis dans la très presbytérienne ville de Ballymena (comté d'Antrim), les frères Paisley sont élevés loin des péchés de la vie ordinaire. Ils jouent seuls, ne vont pas au cinéma, passent leurs dimanches à étudier la Bible. Ni alcool ni cigarettes. Ian est pieux, se lève à 4 heures du matin pour prier. A 16 ans, il prononce son premier sermon.
Aujourd'hui, Paisley se recueille dans son église du Mémorial des Martyrs, grande comme un paquebot, édifiée à quelques encablures du chantier naval où fut construit le « Titanic ». Il prie « pour la paix au Moyen-Orient. Pour nos dirigeants qui se sont éloignés de la vraie foi. Pour qu'ils se repentent ». Hommes en costume sombre, femmes couvertes de chapeau à fleurs : les fidèles, aux rangs clairsemés, âgés pour la plupart, baissent la tête. Hymnes et psaumes du XIXe ponctuent le service. Comme si le temps s'était arrêté au siècle où ces colons écossais se lancèrent à l'assaut de l'Ouest américain,
Bible dans une main, fusil dans l'autre. L'organiste est raide comme un « i ». Le révérend lit la Sainte Bible, la seule autorisée, celle en vieil anglais du King James (XVIIe siècle), « roi de Grande-Bretagne, de France et d'Irlande. » Car « aucune perversion moderne n'est permise dans cette Eglise », rappelle le révérend. Le dernier numéro du journal de l'Eglise s'attaque d'ailleurs à la théorie de l'évolution de Darwin. Dans l'entrée, un tract engage à aller convertir les Irlandais du Sud (où l'Eglise catholique, rongée par la pédophilie, s'effondrerait…).
La voix du révérend enfle, tonne. Il prêche. « Votre problème, est-ce l'argent ? Non, ce n'est pas l'argent ! Votre problème, est-ce la santé ? Non, ce n'est pas la maladie. Votre problème, rugit-il, c'est le péché ! Ce bon vieux péché ! Et c'est le péché qu'il faut rejeter, le péché qu'il faut dénoncer, le péché qu'il faut répudier ! » D'ailleurs lui-même ne cédera pas à la faiblesse de l'orgueil : « Je ne suis pas un prophète, pas même le fils d'un prophète », juste « un simple serviteur ». Mais ici-bas par la volonté divine. Alors, il ne commettra pas non plus le péché d'ingratitude. Sa victoire, il sait qu'il ne la doit qu'à Dieu. Prions ensemble.
C'est en 1956 que Ia
n Paisley se fait remarquer avec « l'affaire Maura Lyons ». Cette catholique de 15 ans « sauvée » (c'est-à-dire convertie) rejoint l'Eglise de Ian Paisley. Qui la fait « disparaître ». Car, mineure, elle est recherchée par la police. Deux ans après cet épisode qui fait scandale, le révérend s'illustre encore en organisant un tour d'Ulster pour un prêtre catholique espagnol converti au protestantisme qui se livre à des simulacres de messe (2). Ian Paisley a le sens de la provocation mais aussi du spectacle. Longtemps, il a cherché à se faire emprisonner. « C'est le seul moyen, aurait-il un jour confié, d'arriver quelque part en Irlande du Nord. »
En 1962, Paisley se rend à Rome pour jouer les trouble-fête lors du concile oecuménique de Vatican II. Il se fait brièvement arrêter par les carabiniers et revient à Belfast en héros. Des exploits relatés dans un film sobrement intitulé : « Dans les mains de la gestapo du pape »…L'année suivante, Ian Paisley fait à nouveau parler de lui. Il organise une marche, sans autorisation, pour protester car l'Union Jack a été mis en berne sur la mairie de Belfast après la mort du très oecuménique pape Jean XXIII. « Un catholique du péché, maintenant en enfer », selon Paisley. Mais le prédicateur devra attendre 1966 pour se retrouver enfin derrière les barreaux, accédant au statut de martyr, après une de ses fameuses « marches » interdites et violentes contre les « tendances romanisantes » de l'Eglise presbytérienne officielle.
Paisley doit sa célébrité à sa croisade contre les catholiques et le pape. Il ira jusqu'à traiter Jean-Paul II « d'antechrist » dans l'enceinte du Parlement européen…. Il s'est distingué aussi par ses virulentes campagnes contre la libéralisation des moeurs (« L'Ulster contre la sodomie »). Mais sa principale cible a longtemps été le très puissant establishment unioniste qu'il a fini par vaincre aux dernières élections, supplantant son expression politique, le Parti unioniste d'Ulster (UUP). Il mène une guerre sans concession contre cette haute et moyenne bourgeoisie protestante - certes unioniste mais aussi affairiste, donc toujours soupçonnée d'être prête à sacrifier le petit peuple à ses intérêts. Cet establishment, appuyé sur trois piliers (l'Eglise presbytérienne, l'Ordre d'Orange et le Parti unioniste), se venge. Et limite longtemps l'influence du prédicateur.
Plus encore que l'ennemi papiste, Paisley et ses partisans ont une obsession : la trahison. Ce que les électeurs de Paisley craignent par dessus tout, c'est le lundy, du nom du capitaine Robert Lundy, le gouverneur de Londonderry qui proposa la reddition de la ville lors du siège de 1689. « No surrender ! » (pas de reddition), « Not an inch » (ne pas céder d'un pouce) : les
slogans préférés de Ian Paisley, champion de la récupération de la mythologie unioniste, sont ceux des assiégés de Londonderry. Martelant cette thématique de la légende unioniste, Paisley dénonce tous les accords comme autant de « trahisons ». « C'est pour cela que l'on vote pour lui, explique un ouvrier de Belfast Est. Parce qu'il n'a jamais varié de position. Nous sommes sûr qu'il ne changera jamais, qu'il ne nous trompera pas. »Mais derrière une façade d'intransigeance, Ian Paisley et plus encore son parti le DUP
ont bien changé. Même si l'Eglise presbytérienne libre reste l'ossature du DUP, cette formation politique se « sécularise ». Son numéro deux, Peter Robinson, n'est pas même membre de l'Eglise de Paisley. Et ce « parti des ultras » ne dénonce plus l'accord en lui-même. Il plaide pour une « renégociation » d'un texte « plus juste ». Le DUP a même participé, avec deux ministres, au gouvernement local, où siégeait le Sinn Fein, le bras politique de l'IRA. Certes, sans participer aux réunions du conseil des ministres… Et Ian Paisley lui-même a présidé la commission Agriculture du Parlement où siégeaient des républicains. Gerry Mc Hugh du Sinn Fein en faisait partie. « Paisley, assure-t-il, est un hypocrite. Tout en prétendant le contraire, il traite avec nous. A la commission pour l'Agriculture, nous avons même fait pas mal de bon travail ensemble. » Le révérend tente de maintenir ses distances avec les « terroristes ». « Pour me passer la parole, plutôt que de prononcer mon nom, il préférait me désigner avec son crayon, raconte Gerry Mc Hugh.
Le problème de Paisley est qu'il se croit supérieur, comme les Blancs d'Afrique du Sud. Pourtant, ils devront parler avec nous. La seule solution pour résoudre les conflits, c'est de discuter. »
Paisley le sait sans doute. Il serait peut-être prêt au compromis, à travailler non pas avec le Sinn Fein, mais au moins « à coté de lui ». S'il n'y avait eu l'incident de Portavogie. En février 2000, Paisley se rend dans ce petit port de pêche, protestant et sinistré par la politique européenne des quotas, avec sa commission parlementaire, dont des membres du Sinn Fein. Ils sont accueillis par des tirs d'oeufs. Paisley est qualifié à son tour, et pour la première fois, de
« lundy », de traître. « Le DUP a alors réalisé qu'il y avait un prix à payer pour être vu avec le Sinn Fein », raconte Chris Thornton du « Belfast Telegraph ». Pour Ian Paisley et son parti, la marge de manoeuvre est étroite. « Leurs partisans se sentent comme assiégés par un mouvement révolutionnaire sans barrières morales, qui discute un jour et le lendemain vous assassine », explique Clifford Smyth, un ancien du DUP et l'un des biographes du révérend (3). « Moi même, assure-t-il, j'ai reçu des menaces de mort. La police est venue m'avertir que j'étais sur une liste noire de l'IRA. »
Pour entendre tout le bien que ses électeurs pensent de Ian Paisley, il faut se rendre à une trentaine de kilomètres de Belfast, dans sa circonscription de Ballymena. Ici, chacun - qu'il soit protestant ou catholique - reconnaît que l'homme fait formidablement son travail de député. Même les fidèles de l'Eglise catholique du quartier d'Harryville, longtemps assiégée par les ultras protestants, reconnaissent sans difficulté que le pasteur prend soin de toutes ses brebis. « Il souffle sur le feu en Irlande du Nord, mais en tant qu'élu local, il n'y a rien à redire », concède un croyant à la sortie de la messe. Ce vieux catholique se réjouit, paradoxalement, du succès du DUP : « Maintenant qu'ils sont devenus le plus grand parti unioniste, c'en est fini d'eux. Ils ne pourront plus rester sur le côté, en embuscade, à tirer sur les autres. Ils devront négocier. » Les voies du seigneur et de la politique sont impénétrables. Dieu aurait-il puni Paisley, l'homme qui ne sait dire que non, en lui donnant la victoire ?
Le père Paul Symonds, qui officie à l'église d'Harryville, explique que « Paisley a tout fait ici pour ne pas être accusé de sectarisme ». Catholique, la gouvernante du presbytère rappelle souvent les visites du révérend dans le quartier d'Haryville. Comment ses voisins protestants l'attendaient devant leur porte tandis qu'eux, les catholiques, restaient chez eux. Comment Paisley se dirigeait alors droit vers la maison des catholiques pour aller les saluer. Paul Symonds se rappelle que Paisley a même rendu visite à l'un de ses collègues, un prêtre catholique dont le frère, pris par erreur pour un membre de l'IRA, venait d'être tué par l'armée britannique. Longtemps responsable à Bruxelles et Strasbourg de l'Office catholique d'Information et d'Initiative pour l'Europe, le père Symonds connaît bien ce qu'il appelle « les deux visages de Ian Paisley » : « Dans l'enceinte du Parlement européen, il vocifère, tape du poing, crie : “Nous, le peuple d'Irlande du Nord !” Mais dans les couloirs, à la cafétéria, il est aimable, sourit, plaisante. Il est prisonnier de son premier visage, se comporte en caricature de Ian Paisley. »
Le révérend assure qu'il emportera ses convictions dans sa tombe, à Dieu ou peut-être au diable. En attendant, même s'il n'est plus que l'ombre de lui-même, Paisley reste un obstacle infranchissable sur le chemin de la paix. Dans son église de Belfast, le prédicateur descend de sa chaire. Une fois de plus, il a réussi sa prestation, contenté son public. Il se tient à la rampe. Fatigué. Et peut-être las de son éternel numéro, prisonnier de son personnage, otage de ce passé qui ne passe pas.
(1) « La Question d'Irlande », par Jean Guiffan, Editions Complexe, 2001.
(2) « Paisley », par Ed Moloney et Andy Pollack, Editions Poolbeg, Dublin, 1986.
(3) « Paisley. La voix de l'Ulster », par Clifford Smyth, Scottish Academic Press, 1987.
Huit siècles d'affrontements
-1169. Occupation de l'Irlande par Henry II, roi d'Angleterre.
-1690. Bataille de la Boyne. Le roi protestant Guillaume d'Orange défait James II, catholique, qui est bouté hors d'Angleterre.
-1921. Traité anglo-irlandais de partition de l'île. Création d'une république au sud et, au nord, d'une province qui reste partie du Royaume-Uni et qui est dotée d'un Parlement.
-1968. La minorité catholique revendique l'égalité des droits avec les protestants. Début des affrontements. L'année suivante, les troupes britanniques sont envoyées pour s'interposer entre les communautés. L'Armée
républicaine irlandaise (IRA) prend les armes. Les milices protestantes
répliquent.
-1985. Accord anglo-irlandais qui donne un droit consultatif au
gouvernement du Sud dans les affaires du Nord.
-1997. Cessez-le-feu de l'IRA. Ouverture de négociations avec la participation de son aile politique, le Sinn Féin, mais boycotté par le Parti unioniste démocratique (DUP) de Ian Paisley.
-1998. Signature en avril du traité de paix pour l'Irlande du Nord (« accord du Vendredi saint »), dénoncé par le DUP. Attentat sanglant en août de « l'IRA-véritable », dissidence de l'IRA, qui refuse l'accord.
-2003. Victoire en novembre aux élections pour l'assemblée locale des protestants radicaux du DUP de Ian Paisley et des nationalistes catholiques du Sinn Féin, qui plonge le processus de paix dans l'impasse.
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tres bon article de l'obs
sur ce fils de p...