[info] Titre original : A Canticle for Leibowitz
Première parution : 1959
Traduction : Claude Saunier, Thomas Day
Editions : Gallimard - Folio SF
Couverture : Eric Scala
«Quand on boit au calice pour la dernière fois, on peut le faire avec un petit rire de triomphe... Haec commixtio.»
«Le doute est un puissant instrument, qui doit être appliqué à l'histoire.»
A la fin du XXème siècle, la folie des hommes a engendré le feu nucléaire, dévastant la planète. Le chaos qui s'en est ensuivi a vu les rares survivants, dans une colère aveugle et vengeresse, détruire de manière systématique toute trace des anciens savoirs, déclarés coupables. La plupart des livres ont été détruits, tandis que les quelques hommes de science qui avaient pu échapper à l'apocalypse se faisaient lyncher, brûler, égorger, par leurs congénères. Mais l'un de ces hommes, Isaac Leibowitz, un technicien touché par la foi, réussit à échapper pour un temps à la vindicte populaire et à fonder l'ordre des contrebandiers du livre, dont les adeptes firent le serment de consacrer leur vie à rechercher, cacher et sauvegarder les documents, livres, plans, et autres bribes de savoir encore intactes, dans l'attente du jour où l'humanité renaîtra de ses cendres...
Six siècles se sont écoulés depuis cette fin du monde, et voilà que frère Francis, novice de l'abbaye de l'ordre albertien de Leibowitz, découvre au cours d'un ermitage de Carême des reliques du beatus fondateur de son ordre... De quoi peut-être permettre la canonisation de ce dernier, et accroître ainsi la renommée de l'ordre ?
Quelques siècles plus tard, l'avènement d'une nouvelle Renaissance laisse entrevoir la fin de la barbarie et de l'obscurantisme. Des savants, à l'image du génial Thson Taddéo, commencent à s'intéresser aux savoirs encore bien mystérieux de l'abbaye de Saint Leibowitz, tandis que la guerre gronde entre royaumes...
Que dire de cette fiction ? Comment décrire une telle qualité d'écriture, une telle finesse d'esprit, une telle richesse dans l'imagination ? Car ce sont bel et bien là des constantes caractéristiques de cette fiction tout autant désabusée que profondément humaniste, tout autant humoristique que grave...
«Un cantique pour Leibowitz» s'articule en réalité autour de trois histoires distinctes, chacune se déroulant à six siècles d'intervalle, depuis l'âge des ténèbres jusqu'à une période proche de celle que nous vivons actuellement, et chacune marquée par un événement ou un personnage particulier : par exemple frère Francis et la découverte des reliques pour «Fiat homo» (le premier et sans doute le plus abouti des trois volets), ou le conflit entre Thson Taddéo et le poète pour «Fiat lux». Le récit est également constellé de clins d'oeil à l'histoire, comme cette scène au demeurant petit bijou d'humour et évoquant à la perfection les moines copistes du moyen-âge, dans laquelle frère Francis, copiant à grand renfort d'enluminures sans la comprendre l'une des reliques retrouvées dans le désert, est l'objet des sarcasmes de l'un des moines.
En définitive, Miller nous a offert avec «Un cantique pour Leibowitz» un véritable chef-d'oeuvre d'intelligence, posant avec justesse la question de l'utilisation du savoir par des individus dénués de conscience, ainsi que celle du rôle d'une Histoire que l'on oublie trop vite : «on refait le soir ce qu'on a fait le matin.» Un roman d'une rare intensité, humain, que chacun se devrait de compter parmi ses lectures.
Extrait :
(...) Le savant montrait du doigt la silhouette indistincte d'un paysan qui rentrait chez lui avec son âne, au crépuscule. Les pieds de l'homme, enveloppés de toile à sac, étaient recouverts d'une telle épaisseur de boue séchée qu'il avait peine à les lever. Mais il avançait quand même, péniblement, pas à pas. Il avait l'air trop fatigué pour gratter la boue.
«Il ne monte pas son âne, dit Thson Taddéo, parce que l'animal portait ce matin un chargement de maïs. Il ne lui vient pas à l'esprit que les paniers sont vides maintenant. On refait le soir ce qu'on a fait le matin.
- Vous le connaissez ?
- Il passe sous mes fenêtres. Tous les matins, tous les soirs. Ne l'aviez-vous point remarqué ?
- J'en ai vu des milliers comme lui.
- Comment croire que cette brute est le descendant direct d'hommes qui inventèrent, dit-on, des machines qui volaient et voyageaient jusqu'à la lune ; des hommes qui avaient maîtrisé les forces de la nature, construit des machines qui parlaient et avaient l'air de penser ? Croyez-vous que de tels hommes aient existé ?»
Apollo resta silencieux.
«Mais regardez-le donc, insista le savant. Il fait trop sombre maintenant, sinon vous verriez les plaies syphilitiques de son cou, son nez dévoré par un chancre. De toute façon il est né faible d'esprit. Il est illettré, superstitieux, sanguinaire. Il transmet ses maladies à ses enfants. Pour quelques pièces de monnaie, il les tuerait. Il les vendra, d'ailleurs, lorsqu'ils seront en âge d'être utiles. Regardez-le, dites-moi si c'est là la progéniture d'une ancienne et grande civilisation. Que voyez-vous là ?
- L'image du Christ, dit d'un ton sec le monseigneur, surpris de la colère qui montait en lui. Quoi d'autre ?»
Le savant haussa les épaules avec impatience.
«L'absurdité de tout cela. Des hommes comme vous peuvent voir ces gens-là par n'importe quelle fenêtre, et les historiens voudraient nous faire croire qu'autrefois il y a eu de grands hommes. Je ne peux y croire. Comment une civilisation sage et puissante a-t-elle pu s'autodétruire ?
- Peut-être qu'elle n'était grande et brillante que sur le plan matériel.», dit Apollo.[/info]