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Tribune
Viendra un jour où les libraires ne seront plus là
Par Alexis Weigel, libraire de «47 degrés Nord», à Mulhouse
— 13 mai 2020 à 14:46
Il ne suffit plus d'appeler les lecteurs à se précipiter dans les librairies en période de crise mais de faire un choix de société : mener au quotidien une action politique visant à affaiblir l'ogre qui les dévore.
Tribune. Voici venu le jour d’après, donc. Celui du grand réveil pour une France convalescente, ankylosée et durablement amputée de certains de ses organes vitaux, les restaurants, les bars, les théâtres, les cinémas, les salles de concerts restés coincés dans les starting-blocks de ce nouveau départ, sommés de ne pas se faire les relais désinvoltes de l’épidémie que nous affrontons collectivement. Les librairies, elles, ont reçu le feu vert et sont donc autorisées à lever les grilles et sortir de leur torpeur des milliers de livres endormis, trépignant d’impatience et d’envie de s’offrir aux innombrables lecteurs sevrés de leur shoot de culture, de savoir et de divertissement.
A les entendre, fussent-ils responsables politiques, relais médiatiques ou simples citoyens, le livre est une denrée précieuse à protéger, choyer, promouvoir. Et c’est vrai qu’il fut pour beaucoup le compagnon de galère privilégié de ces dernières semaines, le refuge réconfortant du moment présent vécu dans un quotidien anxiogène et habité par l’angoisse d’un avenir incertain.
Mots doux
Le confinement aura été l’occasion de déclarations d’amour ampoulées, de discours emphatiques prononcés en bras de chemise, cheveux au vent, l’uniforme favori des panoplies d’intellectuels en guerre, obnubilés à l’idée de marquer l’histoire de leur logorrhée narcissique. Emmanuel Macron veut que l’on «mette le paquet» pour sauver la culture et donc, les librairies. Dès la mi-avril, le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Culture avaient reclassé le livre en «produit de première nécessité».
Nous voilà rassurés, le pouvoir politique, souvent avare en preuves d’amour, se montre toujours si généreux en mots doux. «Tous en librairie!» entend-on fleurir par-ci par-là sur les réseaux sociaux, comme pour mieux rappeler que celles-ci sont des lieux aussi indispensables que désuets, une espèce en voie d’extinction qu’il convient de sauver des griffes du prédateur qui les menace et que l’on fait mine de ne pas identifier. Souvent, ce cri du cœur vient de clients fidèles et sincères, qui n’ont pas manqué deux mois durant de montrer leur attachement et leur affection pour leur librairie de quartier favorite. C’est pour eux et grâce à eux que nombre d’entre elles renaîtront de leurs cendres.
Mais il est aussi la triste instrumentalisation de la culture par un système idéologique convaincu que chaque parcelle d’humanité a vocation à se transformer en marchandises bonnes à jeter en pâture aux lois du marché dérégulé. Comme à son habitude, en mauvais pastiche de Malraux, le politique brandit haut et fort le paravent étincelant et chiadé de la littérature et de l’intellect pour mieux masquer son mépris ordinaire de ceux qui les font vivre.
Comme à son habitude, guidé par les obsessions de performance et de croissance que lui impose le logiciel néolibéral auquel il est assujetti, voilà qu’il recourt à la charité plutôt qu’il ne pense la solidarité, voilà qu’il privilégie encore et toujours l’action spectaculaire du court terme au changement de paradigme dans la durée. Quelques millions d’euros sortis de sous le matelas et agités en providence divine, plutôt qu’une voie nouvelle tracée pour permettre à la culture de se défaire des exigences purement consuméristes d’un système qui n’en finit plus de marcher sur la tête.
La calculatrice plutôt que la culture
Il y a bien sûr les préoccupations déjà évoquées par les acteurs du monde du spectacle ces derniers jours concernant les 122 000 intermittents, les artistes et auteurs indépendants déclarés, ceux payés sur factures ou honoraires, ou encore les saisonniers, totalement oubliés du one man show présidentiel du 6 mai. Mais il y a aussi les différents maillons de la chaîne du livre, le Marcel Proust des temps modernes qui ne sera finalement jamais édité, les écrivains publiés à la veille du confinement et dont les livres traverseront le printemps en fantômes, les petites maisons d’édition déjà condamnées à côtoyer le risque au quotidien mais qui ne résisteront pas à l’intensité de cette menace nouvelle et inconnue, les plus grandes contraintes de réduire sérieusement la voilure, et puis les librairies, ces espaces symboles de liberté d’expression et de création qu’il s’agit désormais de sauver «quoi qu’il en coûte», quand elles luttent jour après jour pour leur survie dans l’indifférence générale du pouvoir politique, principal complice de la construction d’un monde abêtissant où la calculatrice se substitue à la culture.
La librairie est l’antagoniste de la start-up nation chère à Emmanuel Macron et aux décisionnaires néolibéraux, érigée sur des valeurs aussi dérisoires que l’éphémère, la cupidité et l’ambition individuelle. On ne peut à la fois se plaindre de la disparition de la librairie au coin de la rue et inaugurer des entrepôts fraîchement fabriqués par Amazon. On ne peut flatter la longue tradition de la culture française tout en désossant les services publics permettant l’écriture d’un récit commun et la promotion de la francophonie, comme lorsque Bruno Le Maire supprimait en septembre 2018 le tarif postal «livres et brochures» qui permettait d’envoyer partout dans le monde des ouvrages à moindres frais, désormais augmenté de 680% quand Amazon continue de profiter de frais de port préférentiels. On ne peut encore se pincer le nez par principe face à certains concepts jusque-là confisqués par l’extrême droite, la souveraineté retrouvée ou la relocalisation de notre production industrielle, tout en jurant la fin d’une ère.
Comme les «premiers de corvées», ignorés et méprisés par un système dont la reconnaissance salariale des individus est inversement proportionnelle à leur apport à la société, les libraires exercent leur métier comme un sacerdoce, touchant des salaires de misère malgré de longues années d’études parfois, mais eux ont au moins le luxe d’évoluer dans un univers qu’ils chérissent et de jouir d’un semblant symbolique de considération sociale.
Face au spectre des fermetures qui les menace désormais, le lyrisme de l’écrivain raté transformé en monstre technocratique ne suffit plus. Les bouts de ficelle destinés à renforcer un édifice précaire non plus. A l’inverse de la musique ou du cinéma, la librairie ne pâtit pas tant de la dématérialisation du livre, l’écrit étant consubstantiel d’un format papier auquel le lecteur reste profondément attaché, que d’une concurrence déloyale alimentée et encouragée par ceux-là mêmes qui font mine d’être les thuriféraires des bazars qui fleurent bon le livre ancien.
Un choix de société
Blâmer et fustiger Amazon n’est ni un caprice misérabiliste, ni une lamentation, c’est un choix de société, une confrontation face à laquelle chacun doit désormais trancher, comme l’ont déjà fait de nombreux citoyens avides de lieux authentiques, hétéroclites et engagés. Vous souhaitez sauver les librairies indépendantes ? Il ne suffit plus d’appeler les gens à s’y précipiter en période de crise majeure, mais de les soutenir en menant au quotidien une action courageuse et déterminée visant à affaiblir l’ogre qui les dévore. Il n’est plus temps d’appliquer des solutions de courte durée à des problèmes durables, ni de tenir des discours de façade destinés à émoustiller les commentateurs professionnels des plateaux de télévision.
Encore aujourd’hui, Amazon échappe pratiquement à l’impôt en France pendant que les libraires s’acquittent de leurs obligations légales. Ses ambitions hégémoniques, vitrines de la mainmise de l’intelligence artificielle et du numérique sur nos vies, se confondent avec des chiffres de ventes rendus indispensables pour la plupart des éditeurs, tant et si bien qu’un auteur qui ne voudrait pas que son livre soit vendu chez le cybermarchand s’en verrait empêché par-delà même les préoccupations juridiques.
«Tous en librairie!», oui, mais pourquoi ? Combien de temps encore la culture servira-t-elle d’alibi, de cache-misère à la désintégration programmée de notre tissu social au profit exclusif d’intérêts personnels confiscatoires ?
Devront se poser dans le débat public à venir d’autres questions que celles du seul financement en urgence de secteurs qui, tous sans exception, se préparent à des lendemains cruels et violents, dans un système économique prédateur jamais remis en cause. En premier lieu, celles de nos valeurs cardinales pulvérisées et instrumentalisées, notre «liberté retrouvée» qui se limite finalement au privilège de la consommation, fut-elle de livres, alors que nous sommes, selon l’expression de Jean-Paul Dubois, les «locataires de nos vies» condamnés à la survie par le gain d’un salaire mensuel et prisonniers d’un temps dont nous ne sommes pas maîtres.
Que restera-t-il alors de cette liberté déjà relative si, derrière les effets de manche, les espaces d’échange, de réflexion et de partage que sont les librairies continuent de s’effacer au profit de commandes dématérialisées, de drones encombrant le ciel et de livreurs affublés d’une chasuble à flocage unique ? Que restera-t-il de cette culture plurielle, éclectique et cosmopolite si nous continuons à soumettre chaque parcelle de nos vies à ce marché unique cannibale, à admettre que tout n’est que marchandise et doit donc céder face à la loi du plus fort (et surtout du plus riche) et à accepter les discours lénifiants destinés à enrubanner d’oripeaux civilisateurs l’individualisme érigé en vertu ?
D’injustices grandissantes en inégalités aggravées, les crises se multiplieront, sanitaires, sociales, économiques et écologiques. Viendra un jour où les librairies ne seront plus là, alors, pour promouvoir les discours alternatifs permettant de les enrayer et de les déjouer, ni pour servir de diversion à l’idéologie que nos décideurs défendent avec ardeur et qui est par nature hostile et néfaste au commerce indépendant de proximité. Le vrai jour d’après, en somme.
Alexis Weigel libraire de «47 degrés Nord», à Mulhouse