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Trente ans après, quand les gens vous abordent dans la rue, ils vous parlent toujours du 26 mai 1993 et de ce but ?
Oui, ça fait partie de l'histoire du club, de la ville et aussi du football français. Je prends ça comme un honneur. C'est une fierté aussi d'avoir été le premier club français à avoir gagné une coupe d'Europe. Ils m'appellent Basilou et me racontent où ils étaient à ce moment-là. Il y a certains événements qui font que l'on se souvient exactement où on était quand ils se sont produits. Donc, j'écoute ces gens qui me disent : "J'étais là, il y avait mon grand-père, le pauvre, ma grand-mère..." Le 26 mai fait partie des dates les plus importantes de ma vie.
C'est une fierté d'avoir rendu les gens heureux comme ça ? Ce n'est pas donné à tout le monde...
Marseille méritait ça. Quand on a envie d'une femme, on la séduit. Nous avons essayé de séduire cette coupe d'Europe, parce qu'on avait une envie, une ambition commune, un président qui avait la volonté d'arriver au firmament de l'Europe. Rendre les gens heureux en y parvenant, c'était encore plus fort.
Ce bonheur est à la mesure de la désillusion de 1991, avec les larmes de Bari...
Ceux qui ont vécu 1991 peuvent témoigner que j'étais au firmament de ma carrière. Tout me réussissait, j'avais marqué 14 buts dans la saison. Après le titre de champion, j'allais gagner la coupe d'Europe. Je voyais Pancev ou un autre en face de moi, c'était du beurre. Et c'était le cas de mes copains autour, Caso (Bernard Casoni), Carlos (Mozer), Manu (Amoros), Pascal (Olmeta), nous étions vraiment sûrs de nous. Trop sûrs et on sait ce que ça a donné aux tirs au but.
Après, quand on pleure, on fait sortir l'émotion forte de toute une saison. Je n'avais jamais été champion. À Auxerre, on avait 7 000 spectateurs. À Marseille, du début à la fin de la saison, j'avais une dizaine de personnes devant chez moi, je ne sortais pas. Je n'avais jamais vécu ça...
Ce but est tellement devenu votre marque de fabrique que dans le film "Marseille", de Kad Merad et Patrick Bosso, vous jouez votre propre rôle et vous mimez ce coup de tête pour essayer de rendre la mémoire au personnage joué par Venantino Venentini...
Quand Kad me l'a demandé, j'ai trouvé ça très drôle. Mimer ce que j'avais fait trente ans avant, c'est facile pour moi. Et puis Kad et Pat étaient des amis avant de m'entraîner sur ce plateau pour ce film très drôle.
Franco Baresi nous a dit : "Nous aurions dû être plus attentifs, mais bravo à Boli, il a anticipé et pris le meilleur sur Rijkaard, bravo Boli !" C'est aussi une réflexion collective avec Abédi Pelé, pas le fruit du hasard ou d'une simple inspiration...
Il y avait une grande complicité entre nous. Sur la trentaine de buts que j'ai marqués à Marseille, la plupart m'ont été donnés par Abédi ou Chris (Waddle). De la tête. Alors, quand sur un tableau noir, on voit la taille des joueurs de Milan, ce sont tous des Golgoths. Moi, j'allais toujours au deuxième poteau, en mouvement, j'étais difficilement arrêtable. Mais Abédi me dit : "Non, contre eux, va au premier poteau". Et donc, au moment de tirer, il me jette un regard pour me rappeler d'aller au premier. Et en fait, je ne vais pas vraiment au premier, je fais semblant d'aller au deuxième où Rijkaard s'attend que j'aille et je surgis au premier. Il me retient, mais c'est trop tard, j'avais anticipé.
Ce but est un petit exploit technique. Envoyer de la tête au second poteau, hors de portée du gardien, un ballon arrivé du premier, c'est bien joué...
D'habitude, on dit : "Mets-le du côté d'où il vient !". Mais je dois dire : "Merci Casoni, merci Mozer". Casoni avait le plus beau timing que j'ai jamais vu dans le jeu de tête, en n'étant pas un géant et avec les yeux ouverts. Carlos avait la détente. Moi, j'ai appris ça d'eux. À Auxerre, je sautais mal, avec une seconde de retard. Avec eux, avec Bruno Germain, Philippe Vercruysse, je me suis amélioré. Raymond Goethals me comparait à Keshi, un défenseur qu'il avait eu à Anderlecht. J'ai donc appris à dominer le ballon et à lui donner la force nécessaire.
Dans votre propre documentaire "C'est l'histoire d'un but", Bernard Tapie dit que lorsque vous vous êtes plaint du genou, c'est parce que vous ne vouliez pas revivre le cauchemar de Bari et que vous vouliez sortir. Mais ce genou, il vous inquiétait depuis Bari, non ?
Pas depuis Bari, mais à partir de la demi-finale à Bruges où je fais un gros tacle sur Amokachi, ce genou commence à me fatiguer un petit peu. D'ailleurs, je ne participe pas à ce match à Valenciennes une semaine avant Munich.
Alors, pour ce que dit Tapie, ce n'est pas que je ne voulais pas revivre ce que j'avais vécu en 1991. Mais en 1991, nous n'avions pas de défaut, nous aurions pu battre n'importe qui, même une équipe nationale. Notre esprit collectif dominait le talent, mais avec le talent de nos trois de devant en plus, c'était énorme. Là, en 1993, j'ai mal au genou et Tapie ne veut pas que je fasse les soins chez moi, il préfère que j'aille à Valenciennes sans jouer. Alors, je suis énervé. Mais en Allemagne, les kinés ont fait ce qu'il fallait, je me suis entraîné, l'ambiance était sereine, Chris est venu nous voir, Tapie était sur le terrain, nous avons vécu ça comme une rencontre importante mais décontractés et concentrés.
En Allemagne, au vert, vous étiez inquiet mais aussi joyeux. Jean-Philippe Durand nous a dit : "Un avant-match où Basile ne faisait pas le con, ça n'existait pas"...
Les avant-matches, c'était toujours un plaisir parce que je jouais avant-centre. On me laissait cette possibilité dans les jeux, ça me permettait de m'améliorer. Exactement l'inverse de ce que j'avais vécu à Auxerre où j'étais noué, je vivais le match dans ma chair pendant une semaine. À Marseille, c'était : "Laisse-toi aller, vis"...
Le lendemain du match, Roger Propos, le préparateur physique, part à vélo avec quelques joueurs en leur disant : "Les gars, n'oubliez pas que samedi, il y a le PSG" et un certain nombre d'entre vous lui répond : "Mais Roger, on va les fracasser !" Pour beaucoup, cet OM-PSG reste un souvenir aussi fort...
Je ne sais pas qui a dit ça, mais ce n'était pas moi. Cette rivalité était comme dans une cour d'école entre deux mecs qui jouent super bien au foot. Ils se cherchent. Avec le PSG, c'était ainsi. Notre rivalité était... j'ai failli dire, saine (rires). Non, j'ai déconné, ah ! que j'ai déconné... J'ai été vraiment méchant. Je vais sauter du coq à l'âne : à l'aller, on joue à Paris, Tapie nous fait le cinéma dans les vestiaires en nous montrant les déclarations d'Arthur Jorge (l'entraîneur du PSG avait dit que "le PSG allait marcher sur les Marseillais"), on rigole sur la pelouse avant le match où Abédi montre comment il avait fait brouter l'herbe à Jocelyn Angloma quand il était au PSG. Arrive David Ginola qui me lance : "Alors, Base, il paraît que tu as un contrat sur moi ?" Je me retourne et je lui réponds : "Eh bien, le contrat tu viens de le signer là, David". J'ai alors monté un truc avec Joss (Angloma) pour pouvoir choper David pendant le match. Et je lui ai mis un truc de malade. J'étais vexé. Je me suis excusé auprès de David et je le fais encore aujourd'hui. Donc, après Munich, nous sommes cuits, nous ne dormons pas pendant deux ou trois jours, mais j'entends encore le cri de Franck Sauzée quand le PSG nous marque son but. La révolte. Alors, il y a un corner pour nous et Ricardo me plante ses deux coudes dans les reins, tu prends un coup de jus ! Je réplique avec un coup de coude, je le loupe et il y a bagarre générale. Je lance : "Avant la fin du match, je te jure que je vais m'occuper de toi". Alors quand il y a cette fameuse action, je le vois à 10 mètres en face de moi, je me dis, si je loupe le ballon, il va avoir mon genou dans le ventre et mon coude sur le menton. Je fais un truc et je mets le plus beau but de ma vie. Ricardo, je l'ai loupé de peu... (rires), ça valait le coup.
Dans la mémoire de ceux qui l'ont vécue, tout est lié au cours de cette semaine : Milan, le PSG, le hand, la fête...
Le hand, ils avaient une équipe de malades, avec Richardson. On les avait déjà vus en demi-finale contre Barcelone. Ils faisaient de super matches et on sortait souvent ensemble à Aix. On faisait la fête.
Mai 1993 c'est le nirvana comme le dit Jean-Pierre Bernès. Mais, mai-juin 1992, ça avait été le cauchemar. Repartir au combat, ça avait été dur ?
C'était spécial. Avec ceux qui sont arrivés, on était moins doué, mais dans chaque ligne, on avait un patron. Didier (Deschamps) était capitaine, mais Di Meco ou moi, nous étions aussi capitaines et Barthez aussi malgré son jeune âge. C'était extrêmement difficile de nous tordre, même si on n'avait pas ces qualités extraordinaires de l'OM de Chris, "Pixie" (Dragan Stojkovic), Vercruysse, qui faisaient que parfois avec Carlos, on avait envie de leur demander des autographes après les matches pour prouver à nos enfants qu'on avait joué avec ces mecs. En 1991, c'était fun.
Comment basculez-vous d'une équipe orpheline de ses stars, en plein doute, vers cette machine à gagner ?
L'éclosion d'Alen Boksic, efficace, qui partait en diagonale, allait vite, au bout. Il a souffert pendant un an, il avait une revanche à prendre. Et avec lui, il y avait Rudi Völler. Il ne court pas vite, il ne saute pas haut, il ne va pas te bousculer, il n'est pas physique, mais c'est un renard des surfaces, avec une confiance énorme. Avec ces deux-là, plus Abédi, ça fait un autre système.
Raymond Goethals joue quel rôle ?
(Rires) Je pense à Valenciennes où Tapie a dit : "Ceux qui jouent ce soir, joueront la finale". Et moi, à cause de mon genou, je ne joue pas. Alors, Raymond vient dans ma chambre. Depuis Marseille, il a gardé son manteau. Il s'assoit au bout du lit. "Tu ne l'as pas cru, une fois, eh Base ?" "Non, coach, mais c'est le président, il a dit ce qu'il a dit, ceux qui jouent ce soir, jouent la finale". "C'est pas ainsi, je te le dis : même si tu n'es qu'à 80 %, tu seras sur le terrain". Il avait beaucoup d'expérience, de confiance. Quand Tapie venait gueuler, dès qu'il ressortait, il nous lançait : "J'espère que vous n'avez pas écouté une fois, hein ?" Lui, il écoutait d'une oreille et après il faisait ce qu'il voulait. C'était le plus intelligent. Très malin, le vieux !
En ce 26 mai 1993, toutes les planètes étaient alignées. Vous avez eu la réussite qui vous avait injustement fui en 1991. L'OM a joué trois autres finales de coupe de l'UEFA ou Europa Ligue et on a l'impression qu'une malédiction l'a poursuivi (blessures, suspensions, expulsion...)
Une super réussite. En 1985, avec Auxerre, j'avais déjà joué contre Milan à San Siro, devant 90 000 personnes, j'avais été très impressionné. En 1991, j'ai vécu de nouveau l'ambiance de San Siro avec l'OM et là, j'ai compris qu'on irait de l'avant. On était armé, on pouvait prendre n'importe qui, Jean-Pierre (Papin) et Abédi ont eu le Ballon d'or, européen et africain.
Alors, en finale, oui, la Bonne Mère était avec nous. Il y avait eu Benfica, la main de Vata, il y avait eu Bari. Pour une fois qu'on a eu un peu de chance, de réussite, tant mieux ! Après, lors des finales suivantes, l'OM a subi des fautes d'arbitrage, beaucoup de choses...
Le temps passe. Trente ans. Et vous êtes encore dans la légende. Vous oubliera-t-on un jour ? Est-ce qu'un jour, on ne vous reconnaîtra plus dans la rue ?
À Marseille, ça va être difficile. À Paris, même quand je sors de chez moi, on ne reconnaît aussi. Mais Marseille, c'est différent. Marseille m'a donné plus que je ne lui ai donné. J'ai intégré la Méditerranée, le fait que mon père soit arrivé ici en 1944 avec les tirailleurs sénégalais, j'ai pris tout ce que Cantona m'a raconté sur les années Skoblar.
Même si je ne sortais pas, j'aimais ce côté marseillais qui m'a rappelé l'Afrique de mon enfance, cette chaleur humaine que j'ai toujours recherchée. Après, j'ai commencé à lire, à comprendre l'immigration marseillaise, l'histoire, je me suis identifié à cette ville, l'approche a été facilitée par l'histoire de mes parents. J'ai appris.
J'ai une approche complètement différente du Parisien qui arrive. Vous vous souvenez de ce qu'on entendait quand je jouais à Auxerre : "Boli, tu pues, va te laver le cul !" Sifflé par 40 000 personnes, tu te demandes ce que tu as fait pour ça !
Et quand je joue mon premier match officiel avec l'OM, Tapie m'explique qu'il a demandé au speaker du stade de ne pas citer mon nom dans la compo des équipes pour éviter de me faire huer. Alors tu entends : "Numéro 2, Amoros, numéro 3, Di Meco, numéro 5, Mozer"... et moi, on m'a sauté. C'était donc à moi d'aller chercher la reconnaissance.
Alors, d'entrée, je vais tacler Jules Bocandé dans les 16 mètres. Bang ! Et là, j'entends un "Hummm" de contentement dans les tribunes et je me dis : "Là, ils savent ce que je suis venu chercher ici, j'ai gagné mon combat".
C'est beau, non ?
La Provence