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Sur les traces d'Alexis Sanchez, à Tocopilla, village chilien du bout du monde
Nul ne peut dire encore si Alexis Sanchez, attaquant star de l'OM et meilleur buteur de l'histoire du Chili, restera en Ligue 1 la saison prochaine. Mais lui sait parfaitement d'où il vient : Tocopilla, ville fantôme du nord du Chili coincée entre l'océan Pacifique et le désert d'Atacama. Le Mag est parti sur les traces du joueur, là où vit toujours sa famille et où tout a commencé.
C'est une route qui tend vers l'infini. Elle s'enfuit des bords du Pacifique, d'une ville oubliée du monde coincée entre d'imposantes mines de salpêtre à l'abandon et des vagues venant s'échouer sur les digues du port, où reposent quelques barques de pêcheurs. Sur les coques jaunes décaties, on peut lire Tocopilla. C'est ici, à 1 500 kilomètres au nord de Santiago, qu'a grandi Alexis Sanchez, l'international chilien aux 152 sélections, ce dribbleur qui a tant contribué à la saison de l'Olympique de Marseille conclue à sur le podium de L1 (18 buts marqués toutes compétitions confondues). Il n'y avait quasiment aucune chance pour que ce gamin venu de cette ville de chiens errants et issu d'une famille en grande précarité emprunte un jour avec succès cette route qui file vers les escarpements ocre du désert d'Atacama, l'endroit le plus aride de la planète où, dit-on, il n'est pas tombé une goutte de pluie en certains endroits depuis plus de cinquante ans...
Faut-il que le « pequenito », le petit (1,69 m), ait disposé de feu dans les jambes mais surtout, chevillée au corps et au coeur, la conviction que son destin s'écrirait au-delà des mines grises et poussiéreuses surplombant son village. Car se rendre à Tocopilla, c'est aller au bout de la terre... Nul ne s'aventure là-bas sans raison majeure. Le taux de chômage rivalise avec celui de criminalité depuis la fin de l'exploitation du nitrate. « Cette région est paradoxalement très riche en ressources mais très pauvre et polluée. C'est le résultat d'un capitalisme minier très prononcé en Amérique du Sud, une économie d'enclave qui exploite la mine en vase clos, avec très peu de redistribution aux populations locales », explique Franck Gaudichaud, professeur en études latino-américaines à l'Université de Toulouse 2. Seuls d'immenses et rares camions viennent encore chercher quelques matériaux dans le port, fondé en 1843 par un ancien marchand de peinture français venu de Bolivie, Dominique Latrille Loustauneau et d'où naguère les navires évacuaient les nitrates et le cuivre extraits dans la région. Une vieille usine thermoélectrique complète l'activité économique disparue de cette ville de vingt-quatre mille âmes.
La famille Sanchez habite rue Orella. L'avant-centre de l'OM n'a jamais vraiment connu son père biologique, lequel ne l'a pas reconnu. Alexis porte le nom de sa mère, Martina Sanchez, qui nourrissait ses enfants en faisant des ménages et complétait ses maigres revenus en travaillant dans une usine de conditionnement de poisson. Alexis a deux soeurs et un frère. Sa famille habite encore cette maison, qu'Alexis a modernisée au fil des années et des transferts. Elle ne se distingue toutefois pas vraiment des autres bâtisses de la rue, si ce n'est cette Mercedes garée juste devant. Aucune ostentation. Quand, soudain, un homme pousse le portail. On se présente. La famille Sanchez ne parle jamais à la presse ; certainement une consigne d'Alexis, aussi taiseux médiatiquement que fort en caractère sur le terrain et dans le vestiaire.
La famille vivait dans une grande pauvreté mais dans la dignité
Mais lorsqu'on explique qu'on vient de France, de ce lointain Championnat où Alexis, 34 ans, a donné un nouvel élan à sa carrière après s'être frotté à la Liga (FC Barcelone), la Premier League (Arsenal, Manchester United) et la Serie A (Udinese, Inter Milan), Humberto, 36 ans, le frère du joueur, nous donne rendez-vous sur le petit terrain d'à côté. Il suffit de tourner à gauche, dans ce qui s'appelle désormais la rue Alexis-Sanchez, et d'effectuer une cinquantaine de mètres pour rejoindre un rectangle de ciment posé devant une petite église dominant l'océan Pacifique. Juste à côté, on devine un exigu terrain de baseball, autrefois très populaire à Tocopilla, à l'époque où les Américains exploitaient les mines de la région. « C'est ici qu'Alexis venait jouer en sortant de l'école, raconte l'aîné. Il était toujours avec un ballon. » Du moins ce qui en faisait office. La famille vivait dans une grande pauvreté mais dans la dignité, raconte Humberto. « Notre mère nous a toujours enseigné les valeurs de respect, de travail, de responsabilité... »
Les enfants travaillaient pour subvenir aux besoins de la famille. Le week-end, Alexis se rendait ainsi au cimetière voisin, où il gardait les voitures sur le parking en proposant de les laver pour quelques pesos... C'est l'ancien maire du village qui lui a offert sa première paire de baskets à... l'âge de dix ans. Le gamin joue alors au club local, le Deportes Tocopilla. « Très vite, on s'est aperçu qu'il avait quelque chose de spécial », témoigne Humberto. À l'adolescence, la rumeur sur ses qualités de vitesse et de dribble se diffuse au-delà de Tocopilla. « Le bruit a commencé à courir dans le football chilien qu'il y avait un gamin dans un club perdu là-haut, dans le Nord, qui était un phénomène », raconte Danilo Diaz, auteur d'une biographie de l'international parue en 2011, Alexis, le Chemin d'un crack.
Un couple regarde leur fils jouer sur le petit terrain où évoluait naguère Alexis. « Je me souviens de lui. Il était très jeune mais je lui avais demandé un autographe, raconte la dame, on sentait qu'il était à part. Malheureusement, j'ai perdu cet autographe dans le tremblement de terre. » Le 14 novembre 2007, à 12 h 45, un séisme de magnitude 7,7 comme il s'en produit en général tous les dix ans au Chili, a ravagé Tocopilla. Ces tremblements de terre sont souvent suivis sur cette côte d'un tsunami. Non loin de la maison des Sanchez, une large rue remontant sèchement vers la montagne est d'ailleurs dévolue à l'évacuation en urgence de la population en cas d'alerte. Comme la plupart des maisons étaient en bois, le séisme a causé peu de morts mais la ville a été en partie détruite et 2 500 personnes ont été blessées dans la catastrophe, parmi lesquelles Martina, la mère du footballeur.
À l'époque, Sanchez évoluait en prêt sous les couleurs de River Plate, à Buenos Aires, club avec lequel il remportera le Championnat d'Argentine en 2008. Il avait fait un don important à la municipalité pour reconstruire les nombreux bâtiments détruits. Ainsi, tous les terrains de sport de la ville ont été rebâtis avec ses sous. « Il est très généreux », témoigne Marixa, une voisine des Sanchez qui faisait autrefois des ménages avec la mère du footballeur. À Noël, il donne beaucoup aux enfants de la ville. » L'avant-centre de l'OM prend un camion et fait la tournée de Tocopilla pour distribuer des cadeaux. « Il rentre dès qu'il peut, assure Humberto. À Noël, désormais, c'est plus compliqué. Mais là, dès que la saison va s'achever, il va revenir. » Le joueur passera ses vacances d'été dans sa maison natale, auprès des siens. « On lui ouvre le terrain municipal et avec tous ses copains d'enfance, ils vont jouer au foot », explique Humberto. Ensuite, ils descendent à la plage se jeter dans les grandes vagues du Pacifique. Des journées simples, loin des hôtels de grand luxe où séjournent volontiers ses collègues footballeurs. Parce qu'on ne quitte pas Tocopilla impunément. Il y a, malgré la tristesse du décor, quelque chose qui vous retient ici. « Il est profondément attaché à ce lieu. Mais c'était son rêve de partir pour devenir footballeur, dit son frère. Il y croyait. Il voulait depuis tout petit devenir un grand joueur. »
Alexis Sanchez a commencé par renforcer les clubs locaux de Taltal et du Deportes Antofagasta. En 2004, il est détecté par la grande équipe de la région, le Cobreloa. Il a alors emprunté cette grande route rectiligne qui s'élance du Pacifique en direction de la ville de Calama, plus à l'est. Pour la rejoindre, on croise d'abord la fameuse Trans America, cet axe qui traverse l'ensemble du continent américain, avant de filer vers la civilisation. Celle-ci prend la forme d'un panneau indiquant « Chuquicamata ». Située à 20 km de Calama, il s'agit de la plus grande mine de cuivre du monde. Elle compte un cratère de quatre kilomètres de diamètre pour un kilomètre de profondeur. Ernesto « Che » Guevara en avait dénoncé les conditions de travail en son temps, ce qui avait amené Salvador Allende à la nationaliser, en 1971. Chuquicamata est l'employeur majeur de Calama, comme en témoignent ces centaines de pick-up rouges qui sillonnent la ville. Les 10 000 ouvriers qui travaillent ici fournissent la moitié du cuivre raffiné chilien. La mine est le destin des hommes de la région, là où Alexis aurait pu aller travailler si la providence n'avait pas fait de lui un grand footballeur.
Les équipes jeunes du club des « zorros » (les renards), le surnom du Deportes Cobreloa, sont regroupées à Santiago pour pouvoir disputer des matches de haut niveau. Sanchez est resté là une année. « L'entraîneur des cadets, Roberto Spicto, a appelé Nelson Acosta, l'entraîneur de l'équipe première de Cobreloa, alors l'une des meilleures équipes du Chili, pour lui dire qu'il fallait absolument voir trois jeunes : Francisco Pina, Rodrigo Gutierrez et Alexis Sanchez », raconte Danilo Diaz. C'est ainsi qu'Alexis a fait vingt-deux heures de bus pour participer à un entraînement avec l'équipe première. Il a 15 ans. Ses copains l'ont surnommé « ardilla », l'écureuil, en raison de sa frêle silhouette et de sa capacité à grimper sur les murs et les toits pour aller récupérer les ballons perdus.
Luis Fuentes est alors un joueur cadre de Cobreloa et de l'équipe du Chili. Aujourd'hui, il coache les juniors des zorros. En ce matin d'avril, casquette vissée sur la tête pour se protéger du soleil qui frappe fort sur ce terrain à 2 200 m d'altitude, il dirige une séance. « C'est simple, se souvient-il, lors de ce premier entraînement, Alexis a dribblé tout le monde. On a très vite compris qu'on avait affaire à quelqu'un d'exceptionnel. » Le môme n'a pas pris le bus retour. « Les entraîneurs lui ont fait un programme spécial de trois mois pour le renforcer car il était fluet, raconte Fuentes. Je lui ai donné des crampons car il n'en avait pas, il était issu d'une famille très pauvre. Mais les chaussures étaient trop grandes pour lui. Il n'avait pas les moyens d'en acheter alors il a joué avec et ses pieds ont fini par grandir... »
Acosta l'intègre très vite à l'équipe pro avec laquelle il débute à 16 ans, le 12 février 2005. Le 18 mars, il signe son premier but dans l'élite. « Au départ, il jouait un quart d'heure en fin de match, raconte Fuentes. Puis très vite il a disputé l'intégralité des rencontres... » Fuentes garde une infinie tendresse pour son ancien équipier. « Il était d'une grande rigueur malgré son jeune âge. Et très à l'écoute des anciens. Il restait après les entraînements pour travailler, notamment le physique. » « Il était déjà très sérieux, confirme Hugo Marambio Miranda, directeur du site d'info locale En la Linea. Il faisait attention à ce qu'il mangeait, ne faisait pas la fête, ne buvait pas d'alcool. » « Sa réussite, assure Fuentes, il ne la doit qu'à lui-même, à son travail. » Et à son ambition. Marambio Miranda est l'un des rares à avoir interviewé Alexis Sanchez. « Il en était alors à ses débuts avec le club, raconte le journaliste. Je lui ai demandé : "Quel est ton rêve dans le foot ?" Aussitôt, il m'a répondu : "Être le meilleur du monde". "Et que voudrais-tu faire de ce succès ? " "Acheter une maison pour ma mère et mon frère et mes soeurs".» Ce qu'il a fait.
Sanchez joue en Première Division chilienne, dispute la Copa Libertadores. Il n'est pas majeur, aussi il vit à l'internat du club. « Puis il a intégré une famille d'accueil, les Astorga, qui l'ont reçu comme un fils, raconte Marambio Miranda. Aujourd'hui, quand il vient à Calama, il reste très discret, passe juste pour saluer cette famille qui doit être la seule à disposer de tous les maillots d'Alexis, et donc probablement celui de Marseille. » C'est lorsqu'il résidait chez les Astorga que Sanchez a livré le match qui a changé sa vie. Ce jour-là, le 22 mars 2005, Calama affronte en Copa Libertadores le club colombien Once Caldas. « Cobreloa perdait, raconte son biographe Danilo Diaz. Sanchez est entré à la 52e minute et a changé le cours du match. Celui-ci était diffusé à la télé. Tout le pays a découvert qu'il disposait d'un phénomène qui pouvait marquer l'histoire du foot chilien. » Cobreloa l'emportera (2-1). Et le Chili gagnera par deux fois la Copa America (en 2015 et 2016) avec l'écureuil. Bien sûr, après son passage en Argentine, l'attaquant est vite parti vers la lointaine Europe pour dérouler le fil d'une carrière telle qu'il l'avait rêvée. L'Italie, puis l'Espagne, l'Angleterre, l'Italie encore, avant la France et l'OM, qu'il a rejoint en août dernier et assuré de disputer une compétition européenne la saison prochaine.
Depuis un an, le club phocéen est devenu très populaire au Chili. On voit des gamins avec le maillot bleu et blanc, on se passionne pour les matches au Vélodrome. « À Calama, tout le monde suit le Championnat de France », confirme le journaliste local, Hugo Miranda. Mais où qu'il soit la saison prochaine, El Niño maravilla (l'Enfant prodige) gardera à jamais un lien tenace avec Tocopilla, cette ville de peu, ce coin âpre et aride où les hommes travaillent l'échine pliée sous le soleil à extraire le minerai ou pêcher le poisson dans les eaux profondes du Pacifique. Ce gamin était promis à ce décor de poussière et de tôle mais il est parvenu par la grâce de ses dribbles à faire de ce destin subi un destin dominé. « C'est pour cela qu'il y revient toujours, assure son frère Humberto, parce que son âme est ici ». Dans ce petit port du bout du monde.