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Après de nombreux reportages sur les très mauvaises conditions de travail des migrants sur les chantiers de construction au Qatar, c’est au tour d’Amnesty de publier un rapport sur cette situation pour alerter les autorités du pays. Qu’avez-vous constaté sur place?
Au Qatar, 500.000 migrants travaillent dans le bâtiment pour environ 10.000 entreprises, dont une multitude de PME sous-traitantes des grandes entreprises. Ce sont ces petites sociétés, qui ne respectent pas le droit du travail et exploitent les migrants. Pendant un an, un de nos chercheurs a rencontré 210 travailleurs migrants et mené une centaine d’interviews individuelles.
Nous avons également échangé avec une vingtaine d’entreprises et visité des chantiers et des centres de détention. Il a constaté que les ouvriers subissent des violations de leurs droits pendant tout leur parcours. Ils sont recrutés au Népal, au Sri Lanka ou aux Philippines par des agences qui leur tiennent toutes sortes de promesse, sans les respecter. Elles leurs disent que leur salaire sera plus élevé qu’en réalité, leur parlent d’un emploi de chauffeur, alors qu’ils seront manutentionnaires…
Que se passe-t-il ensuite quand ils arrivent au Qatar ?
Ils acceptent ces conditions malgré tout, et découvrent que les normes de sécurité sur les chantiers ne sont pas respectées. Ils ne portent ni équipement spécial, ni casque... En 2012, le principal hôpital de Doha a recensé 1.000 accidents d’ouvriers du bâtiment, essentiellement des chutes. Les horaires légaux ne sont pas respectés non plus. Le maximum est de dix heures par jour, six jours sur sept jours. Beaucoup travaillent douze heures, sept jours sur sept, sans aucune heure supplémentaire payée. Les retards de paiement sont courants.
Nous avons rencontré 75 travailleurs, qui pendant huit mois n’ont pas été payés, ont reçu de l’argent juste pour se nourrir et n’ont plus d’emploi depuis deux mois. Au total, ils n’ont pas perçu de salaire depuis dix mois. En plus, à cause du système de la "kafala", ils ne peuvent ni travailler ailleurs, ni quitter le pays. Ce principe de parrainage qui n’autorise à travailler dans le pays que ceux qui sont sponsorisé par un employeur, interdit aussi au salarié de partir de sa société sans un document de son patron et de quitter le pays sans un permis de sortie de l’employeur. Il permet donc à l’employeur d’exploiter ses salariés. En plus, presque tous les travailleurs rencontrés s’étaient fait confisquer leur passeport par leur entreprise, ce qui est illégal. Enfin, tous sont logés dans des conditions épouvantables.
Peut-on parler de travail forcé ou d’esclavage ?
Oui, en terme juridique nous parlons de travail forcé. Et nous aimerions qu’il cesse d’être impuni. Au Qatar, on risque 6 mois de prison pour travail forcé et 3 ans pour un chèque en bois! Doha doit mettre fin au travail forcé.
Selon le Qatar, ces chantiers, que vous dénoncez, ne sont pas liés aux constructions pour la Coupe du Monde de football qui se tiendra dans le pays en 2022…
Oui, c’est vrai, les chantiers de la Coupe du Monde ne démarreront qu’en fin d’année. Mais nous tirons la sonnette d’alarme pour que cette situation dramatique ne s’aggrave pas avec l’arrivée massive de nouveaux migrants pendant les huit prochaines années. Il y a des vies en jeu.
Le quotidien britannique The Guardian a révélé que 44 ouvriers étaient décédés entre juin et août sur les chantiers…
Nous ne sommes pas allés vérifier, mais c’est une enquête sérieuse. Il y a beaucoup d’accidents, et des arrêts cardiaques qui posent problème.
Pensez-vous que le Qatar va réagir à votre enquête ?
Pour l’instant, les réactions des autorités qatariennes sont positives. Notre délégation de cinq personnes d’Amnesty International, dont le secrétaire général Salil Shetty, vient de rencontrer le Premier ministre, le ministre du Travail et des Affaires sociales, un responsable des Affaires étrangères, différentes institutions… Aucune de ces personnes n’a cherché à nier ou à minimiser le problème. Au contraire, il y a une prise de conscience. Les autorités semblent mal à l’aise face à cette situation et disent vouloir la régler très vite.
Mais concrètement que comptent-il faire ?
Ils veulent augmenter le nombre d’inspecteurs du Travail pour passer de 150 à 164. C’est certes un début ! Mais ils sont très loin du compte. Ils disent réfléchir aux normes de sécurité, au droit du travail des contractuels, aux conditions des lieux de vie, avec leurs dortoirs insalubres. Une commission étudie même l’évolution du système de la "kafala". Nous leur avons également demandé qu’un travailleur puisse porter plainte auprès du "labour court" - sorte de prud’hommes – sans avoir à débourser les 150 euros obligatoires.
Vous êtes optimiste ?
Il y a une vraie dynamique. Nous avons tellement l’habitude, qu’après nos rapports, la plupart des gouvernements nous expliquent qu’on exagère… Mais maintenant il faut passer de la parole aux actes. Et il faut que les grandes entreprises, qatariennes et internationales, soient plus vigilantes sur les conditions de travail chez leurs sous-traitants.