L'attribution, en décembre 2010, de la Coupe du monde 2022 au Qatar en a consterné plus d'un. À commencer par le président de la FIFA de l'époque, Sepp Blatter, et son bras droit, Jérôme Valcke. Une désignation qui a aussi abouti à l'ouverture d'une information judiciaire pour « corruption » en France.
Parc des expositions de Zurich (Suisse), le 2 décembre 2010, vers 16 h 30. La tension est à son comble. Joseph « Sepp » Blatter, tout-puissant président de la Fédération internationale de football association (FIFA), s'apprête à décacheter les enveloppes renfermant le nom des futurs organisateurs des Coupes du monde 2018 et 2022.Sous les regards crispés de dizaines de membres des neuf comités d'organisation en lice. Lorsque Blatter annonce que le Qatar remporte l'édition 2022, la délégation du petit État gazier, avec à sa tête l'émir cheikh Hamad bin Khalifa al-Thani, explose de joie.
Monté à la tribune des vainqueurs, le chef de l'État qatarien, sourire en bandoulière, réceptionne le trophée en or massif, en guise de passage de témoin, des mains de l'omnipotent patron du football mondial.Mais cette victoire ne fait pas que des heureux. Et pas que parmi les grands perdants américains. Au sommet de la FIFA, c'est également la consternation. « Je peux vous dire que lorsque nous étions sur la scène avec M. Blatter pour remettre le diplôme au Qatar, M. Blatter m'a donné un coup de coude en me demandant de sourire », a raconté Jérôme Valcke
(1), ex-secrétaire général de l'instance mondiale, en janvier dernier, à l'un des deux juges d'instruction en charge de l'information judiciaire, ouverte en novembre 2019 par le Parquet national financier (PNF), des chefs de « corruption active », « corruption passive », ainsi que « blanchiment » et « recel de bien » en lien avec l'attribution des Coupes du monde 2018 et 2022.(1) Depuis 2015, Jérôme Valcke est suspendu de toute activité à la FIFA. Il a été condamné en juin dernier par la justice suisse à onze mois de prison avec sursis pour faux dans les titres et corruption passive répétée dans l'affaire des droits télé de la FIFA.Pour Jérôme Valcke, tout est parti d'une conversation (non datée) entre l'émir du Qatar et Sepp Blatter.
Le chef d'État voulait savoir si son pays pouvait vraiment ambitionner d'accueillir un jour la Coupe du monde. « M. Blatter, qui est un animal politique et ne dit jamais non, lui a répondu que le Qatar avait toutes ses chances. L'émir l'a pris au pied de la lettre et il n'est pas du genre à rater une opération lorsqu'il se lance », aurait expliqué Jérôme Valcke devant le magistrat-instructeur.Sébastien Valcke, fils de l'ex-secrétaire général de la FIFA, Jérôme Valcke.« Je me rappelle que mon père avait dit que c'était honteux (la désignation du Qatar). Il m'avait dit qu'en gros les membres du comité exécutif avaient été achetés »
Derrière ces encouragements purement diplomatiques, se cachait un enthousiasme loin d'être débordant à l'idée d'implanter le Mondial au beau milieu du désert et par une chaleur étouffante. L'ex-numéro 2 de la FIFA l'admet sans faux-semblant : « J'étais plus pour la Grande-Bretagne et les États-Unis que pour la Russie et le Qatar, car je cherchais des Coupes du monde plus faciles à organiser au niveau des infrastructures, de l'hébergement, des transports. »
Le 29 janvier 2013, France Football avait divulgué un courrier interne à la FIFA signé Jérôme Valcke qui avait fait scandale : « Ils ont acheté le Mondial 2022 », avait écrit le secrétaire général à propos des Qatariens.Il avait rapidement plaidé la méprise, ce qu'il aurait continué à faire devant le juge d'instruction : « Je l'ai écrit non pas pour dire que le Qatar avait acheté des voix du comité exécutif mais pour dire qu'il avait dépensé des centaines de millions de dollars dans le cadre d'une promotion hors norme pour faire comprendre qu'il était en capacité d'organiser cette Coupe du monde et que lui seul devait le faire », se serait-il encore justifié.
En février 2018, les enquêteurs de l'office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), en charge des investigations, ont interrogé un autre Valcke, Sébastien, fils de Jérôme, qui a, en partie, contredit son paternel : « Il (Jérôme Valcke) avait fait un rapport pour chaque pays hôte et le Qatar était le pire pays, aurait relaté le rejeton, qui a travaillé un temps pour la FIFA comme assistant général-coordinateur. Il aurait fallu changer les dates, jouer dans des stades climatisés. Et c'est sur ce rapport que tout le monde s'est basé pour voter. Mais apparemment, il n'a pas eu grand intérêt, ce rapport [...] Je me rappelle que mon père avait dit que c'était honteux (la désignation du Qatar). Il m'avait dit qu'en gros les membres du comité exécutif avaient été achetés ».Embarras de Valcke senior devant le magistrat-instructeur : « C'est clair que je n'étais pas content que le Qatar gagne, mais je ne sais pas si j'ai dit que c'était honteux. J'ai effectivement dû me rendre au Qatar non pas pour m'excuser mais pour dire au fils de l'émir, qui est aujourd'hui émir, que si j'étais contre le Qatar, le Qatar avait été élu et qu'il pouvait donc compter sur moi pour réussir l'organisation de la Coupe du monde. »
Pas avare d'anecdotes, le même Valcke poursuit son récit avec la confidence faite par un membre du comité exécutif de la FIFA, juste avant le vote pour la désignation des pays organisateurs. « Un membre du comité exécutif me dit qu'il a été bousculé par un agent de sécurité de Bill Clinton (l'ancien président se trouvait à Zurich pour soutenir la candidature des États-Unis à l'édition 2022) en ajoutant : "Comment voter pour un pays qui ne me respecte pas ?" C'est donc quelques personnes réunies au sein du comité exécutif qui prennent des décisions importantes sur des critères mineurs. » Le Qatar l'a finalement emporté, au quatrième tour par 14 voix contre 8 pour la superpuissance américaine, pourtant favorite.Alors que la tension est à peine redescendue et que la délégation qatarienne est encore tout à sa joie, un parfum de scandale flotte déjà dans les allées du Zurich Exhibition Centre. S'il a demandé à son secrétaire général de sourire, Sepp Blatter, lui-même, doit produire un effort considérable pour ne pas grimacer.
Le Suisse possédait un rêve : attribuer les Coupes du monde 2018 et 2022 à la Russie et aux États-Unis, réconcilier ainsi par le football les deux superpuissances ennemies de la guerre froide, et obtenir dans la foulée le prix Nobel de la paix !Ce qui a longtemps ressemblé à une rumeur moqueuse envers Blatter était en fait un vrai projet, mûrement réfléchi : « Lors de la Coupe du monde de 2010 en Afrique du Sud, on avait commencé à travailler ensemble avec la Fondation du prix Nobel de la paix à Oslo en Norvège, aurait indiqué Blatter aux juges d'instruction, Virginie Tilmont et Marc Sommerer, venus l'entendre, le 25 novembre 2021 à Zurich. À la fin de cette Coupe du monde, on avait introduit "Handshake for peace" (une poignée de main pour la paix). On avait en tête que si, en 2018, elle avait lieu en Russie, et en 2022 en Amérique du Nord, on aurait deux grands joueurs politiques sur le plan international et avec "Handshake for peace", on les mettrait ensemble. »
À l'écouter, Sepp Blatter n'aurait pas attendu le résultat du scrutin pour savoir que son rêve de prix Nobel s'était évaporé, tel un mirage dans le désert qatarien. « J'avais eu, le soir avant le vote, un appel avec le président des États-Unis, (Barack) Obama, aurait encore témoigné l'ancien président de la FIFA devant les juges français. Je lui ai dit qu'il pouvait y avoir des difficultés. Obama n'était pas fâché, il avait dit : "On verra" ». On a vu.
Sepp Blatter,« Michel Platini m'a téléphoné et a dit : « Sepp, on a un problème ». Je lui ai dit : « Quel problème ? » Il m'a répondu : « Vous ne pouvez plus compter sur moi et mes voix pour les États-Unis »À l'heure de désigner les responsables de ce brusque retournement de situation, Sepp Blatter avance deux noms, ceux de Michel Platini et Nicolas Sarkozy, convives d'un désormais célèbre déjeuner à l'Élysée, le 23 novembre 2010, soit neuf jours seulement avant le vote.« Michel Platini m'a téléphoné et a dit : "Sepp, on a un problème". Je lui ai dit : "Quel problème ?" Il m'a répondu : "Vous ne pouvez plus compter sur moi et mes voix pour les États-Unis" ». Je lui ai demandé pourquoi. Alors, il m'a dit qu'il avait été invité à l'Élysée pour participer à la fin d'un repas que le chef de l'État, Monsieur Sarkozy à l'époque, avait organisé avec le prince héritier du Qatar et d'autres personnalités. Monsieur Sarkozy lui avait demandé, recommandé, s'il pouvait donner ses votes pour le Qatar. Je lui demande : "Est-ce qu'il a mis une pression ?" Et il me dit : "Non, mais si ton chef d'État te demandait de voter pour quelqu'un, est-ce que tu le ferais ?" Et je dis : "Ce problème ne se pose pas pour moi, car en Suisse, nous n'avons pas de chef d'État". (2) »(2) Michel Platini reconnaît avoir appelé Sepp Blatter après son déjeuner à l'Élysée, mais il nie le contenu des propos rapportés par le président de la FIFA d'alors.
Sur les soupçons de corruption, le Suisse se serait pourtant montré très ferme devant les juges français : « Les gens qui disent qu'ils ont des preuves, qu'ils les montrent. Il n'y a pas de preuve », aurait déclaré Sepp Blatter, avant de révéler son propre vote pour l'édition 2022.« J'ai donné mon vote pour l'Australie parce qu'un autre membre du comité exécutif avait déclaré avoir voté au premier tour pour l'Australie [...] Le membre qui a menti, c'est Franz Beckenbauer. [...] Étant ici comme témoin, je déclare que je n'ai jamais voté pour le Qatar. »Questionné sur le même point ultra-sensible de la corruption présumée, Jérôme Valcke aurait simplement expliqué que « les médias ont mis en évidence des choses mais de notre côté, nous n'avons rien trouv?.« La Russie et le Qatar ont été suspectés mais rien n'a été prouvé et la FIFA ne leur a pas retiré l'organisation, aurait encore souligné Valcke. S'il y avait des actes de corruption, la FIFA ne pourrait pas, politiquement et médiatiquement, maintenir la Coupe du monde au Qatar. »Une éventualité que n'envisage clairement pas Gianni Infantino, l'actuel patron de la FIFA. En octobre 2021, devant les mêmes juges français, Infantino s'est dit certain d'« organiser la plus belle Coupe de l'histoire » au Qatar. Réponse dans deux mois.
L'Equipe