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Raphaël Varane « ON ÉTAIT DES TUEURS
A SANG FROID »
Le défenseur des Bleus, auteur d'une compétition de haut niveau, assume avec autorité le choix d’un jeu efficace qui a donné le titre mondial à l'équipe de France. Varane : «Des tueurs à sang froid»
Le défenseur des Bleus, auteur d'une compétition de haut niveau, assume avec autorité le choix d’un jeu efficace qui a donné le titre mondial à l'équipe de France. HUGO DELOM
Le manque de sommeil n’a que peu d’emprise sur Raphaël Varane. Hier matin, installé dans une suite de l’hôtel de Crillon (VIIIe arrondissement de Paris), le défenseur des Bleus, sacré champion du monde l'avant-veille, baignait dans un bonheur intense. Le Madrilène, auteur d’un Mondial brillant, peinait encore à réaliser la portée de cette deuxième étoile. Un succès construit sur une mue après l’Australie (2-1). Et sur une prise de conscience de la nécessité « d’être ensemble, dans le combat ». Porté par Didier Deschamps, ce message a été transmis aux cadres du groupe dont Varane. Dans cet entretien à L'Équipe, le défenseur assume pleinement ce changement de style de jeu. Ses paroles sont celles d’un joueur pleinement épanoui, d’un cadre aux discours écoutés, d’un candidat crédible au Ballon d’Or France Football. Celle, sans aucun doute, d’un futur capitaine des Bleus.
« Vous êtes champions du monde depuis trente-six heures. Est-ce que vous avez pris conscience de la portée de cette victoire ? Avant la finale, quand j’ai parlé au groupe, j’ai dit : “Les gars, on va faire quelque chose d’historique, d’énorme, qui va nous lier à vie.” Je pensais dire ça en sachant ce que je disais mais, en fait, pas du tout (rires). Quand on est arrivés en France, on a vu ce qui s’est passé et on était tous choqués ( rires ). Ce n’est pas possible, sans le vivre, de comprendre ce que c’est. Quand on était dans le car, on avait l’impression d’avoir arrêté le pays. C’est extraordinaire. On a vu de la folie, quoi. J’ai déjà célébré des titres en Espagne mais ce qu’on a vécu là à Paris, je n’ai jamais vu un truc comme cela. C’est comme si c’était une perfusion de bonheur directement dans les veines ( énorme sourire ).
La portée historique, vous l’avez donc à l’esprit ?
On va le voir au fil du temps. Sur l’instant, on sait qu’on est en train d’écrire une page de l’histoire ( sourire ). On sait que c’est une journée qui restera. On sait qu’on va se recroiser ( rires) et on pourra se dire qu’il y a un lien particulier qui s’est créé entre nous.
Il restera quoi dans quarante ans, quand vous serez vieux, au bord de vos piscines ?
J’espère qu’il restera quelques petits dribbles, un peu de toucher de ballon (il éclate de rire). Mais il nous restera cette aventure commune, ces émotions qu’on a partagées. J’espère qu’on aura d’autres choses à partager aussi.
Vous étiez tous très jeunes en 1998. Quel sens a cette victoire vingt ans plus tard ?
On a grandi avec cette vague de fraîcheur dans le foot français. On sait ce que ça représente pour les jeunes. On sait que, forcément, on va être plus regardés, plus pris en exemple aussi. Ça va marquer forcément une génération de jeunes. On a grandi avec Zizou, avec cette génération 1998-2000, j’espère que ça aura une aussi grande portée.
Craignez-vous d’être des modèles ? Non, non. Ce n’est pas une responsabilité qui est pesante. C’est plus une fierté, une belle responsabilité. On a toujours été exigeants avec nous. Ça aura juste plus de portée.
“Avant le Pérou, on s’est regroupés, et on s’est dit : ʼFaut qu’on parle parce que, là, ça ne va pas
Cette équipe a à plusieurs reprises porté un message de fierté nationale. Était-ce concerté ? Non, c’était juste un besoin commun. On évolue pour beaucoup d'entre nous dans des clubs étrangers et on a tous le même ressenti quand on en parle entre nous : en France, on n’est pas assez fiers, pas assez fiers ! (Il s’anime.) C’est bon, soyons heureux, contents, on est fiers de nos couleurs, heureux d’être français. Sur les dernières années, limite, on était remis en cause sur notre amour du maillot. Là, on avait besoin de le dire, de le montrer. Nous, on sait qu’on fait du bien au pays, à la jeunesse.
Sportivement, ce groupe était escorté par une forme de doute. Et vous, après la préparation, après le premier tour, avez-vous douté de sa capacité à se hisser au très haut niveau ? Des doutes, non. Mais c’est vrai qu’après le premier match on n’avait pas encore trouvé exactement la direction dans laquelle on voulait aller. Et comment y aller. On savait qu’on voulait essayer de remporter la compétition, mais on n’avait pas encore la façon de le faire. On avait l’envie, la concentration, mais il manquait quelque chose pour tirer tous en même temps, dans le même sens. On a trouvé cette voie contre le Pérou (1-0), ça a été le moment déclencheur. À partir de là, il y avait autre chose.
Quoi ? On a trouvé notre identité de jeu ce jour-là. Et ça ne nous a pas quittés. Même si le Danemark (0-0) ,ça a été un peu un non-match, mais par rapport au contexte, ce n’était pas très important parce qu’on savait que le déclic s’était déjà produit. On savait où on allait et comment on y allait.
“On savait où on voulait aller et comment on voulait y aller
Mais ce déclic pose la question du travail avant. Pourquoi cette voie-là n’a-t-elle pas été trouvée, un an, six mois, un mois avant ?
En sélection, on n’est pas ensemble au quotidien, on a besoin de temps, de se connaître. Le premier match nous a servis pour nous dire : “On a intérêt à être à notre meilleur niveau si on veut gagner. Si on joue chacun de son côté, on n’y arrivera pas.” Avant le Pérou, on s’est regroupés, et on s’est dit : “Faut qu’on parle parce que là, ça ne va pas.” Avec des joueurs comme Paul (Pogba), Hugo (Lloris), Blaise (Matuidi), Steve (Mandanda), on a pris la parole. Avant, on avait échangé avec le coach pour analyser ce qui n’avait pas marché sur le premier match (contre l'Australie, 2-1) et une fois qu’on a analysé, on s’est dit : “Bon ! Sur le terrain, ce n’est pas ça question attitude. Il faut se faire mal pour l’équipe.”
Cette mue soulève des questions. Comment arrive-t-on à convaincre des talents comme Pogba, Griezmann, Mbappé et d’autres de changer leur jeu ? Il y a deux choses. Il y a d’abord les ego. Les ego, on les a tous mis de côté. (Il s’anime de nouveau.) On n’est pas là pour se faire briller. Même si on ne doit pas toucher un ballon du match, on s’en fout tant que ça sert à l’équipe. Tout le monde avait intégré cette façon d’être. La deuxième chose, c’est qu’une équipe, elle se révèle quand elle est dos au mur. Il y a des grands joueurs dans cette équipe et on les voit dans les moments compliqués. Pendant des années, on cherchait des leaders. Depuis qu’Évra est parti, j’entendais : “Il faut des leaders.” Des leaders pour faire quoi, si on n’a pas besoin de crier ? Si tout va bien, si on gagne. Non, c’est quand on joue l’Australie et que ça ne va pas qu'il faut parler et que là il faut se dire les choses. Et on l’a fait. On avait besoin de moments durs, de jouer contre le Pérou dans un stade plein, face à une équipe solide, pour voir nos caractères, sortir ses tripes.
Mais comment parvient-on à gommer les ego ? Pour des stars comme Pogba, Griezmann, c’est facile ?
Déjà, faut voir quels types d’ego. Ce n’est pas tyrannique, ce sont des joueurs de groupes. Paul, c’est un joueur de collectif, Antoine aussi. On savait où on voulait aller et comment on voulait y aller. Des fois, je parlais à Paul et je lui disais : “On doit tirer dans ce sens-là, parce que si tu tires dans ce sens-là, il y en a beaucoup qui vont suivre.” Antoine, il savait ce qu’il avait à apporter à ce groupe, il n’avait pas besoin de surjouer, il connaissait son rôle. On s’est réparti les rôles on a fait un vrai travail d’équipe.
Ce que vous nous décrivez depuis tout à l’heure, c’est l’histoire d’un groupe qui prend en main son destin.
Je pense que le coach a monté une équipe et qu'après, ce groupe-là, il doit se prendre en main. Une grande équipe, ce ne sont que des leaders. Être leader, c’est quoi ? C’est tirer dans le même sens. Pour moi, les leaders, c’est un faux débat. On s’est basés sur Évra. Mais il n’y a pas d’autres Évra. Par contre, il y a des joueurs qui sont capables de faire vivre ce groupe de l’intérieur.
“Faut pas non plus nous caricaturer comme étant l’équipe la plus moche de tous les temps !
Sur le style de jeu produit, les Belges, les Croates ont émis des critiques… Pas du tout touché (rires). On joue dans des clubs où il y a du super football, nous on n’était pas venus pour jouer, on était là pour gagner, pour détruire l’adversaire. On sait qu’on n’a pas fait le plus beau jeu du tournoi.
Être moche, ce n’est pas dérangeant ? (Il montre la médaille.) Regardez si c’est moche ça (rires). Non, non. Ça rejoint ce qu’on disait sur les ego, on s’en foutait d’être moches. C’était tout pour l’équipe.
Mais n’est-ce pas frustrant d’être laid ?
Faut pas abuser, on n’a pas été si laids que ça (rires). Faut pas non plus nous caricaturer comme étant l’équipe la plus moche de tous les temps ! (rires) On était l’équipe la plus glaçante, oui, c’est ça, on était glaçants. On était des tueurs à sang froid. Quand je vois la finale contre la Croatie, c’est ça.
L’ADN de combattant que vous décrivez, est-ce ponctuel ou allez-vous l’étirer dans le temps ? On s’est adaptés. Quand on est arrivés, on savait qu’on avait une équipe avec beaucoup de talents, avec des joueurs qui jouent au ballon, contre l’Australie, on a essayé de jouer au ballon, ça n’a pas marché. On s’est dit qu'on irait au plus efficace, au plus pressé. Ça ne nous a pas trop mal réussi (rires). Mais cette équipe, elle est capable de tout faire. On a des joueurs tellement différents qu’on a les cartes en main. Là, c’était un choix. Ponctuel. Si on arrive à avoir plus de possession, de maîtrise et avoir cette solidité-là, on sera encore plus forts. Après, il ne faut pas s’enflammer et la priorité c’est l’humilité.
Ce qui a marqué les gens, avant et durant la compétition, c’est l’ambition de cette génération. L’ambition assumée. D’où vient-elle ?
Je pense qu’on est dans les plus grands clubs européens. La gagne au quotidien, cet esprit de compétition, on l’a. Pour nous, c’est juste pas possible de commencer une compétition en se disant qu'on va essayer de voir ce qui se passe. Toutes les générations qui sont là, on a vécu tous un échec en Espoirs. On a raté l’Euro 2016 d’un chouïa aussi. Là, on s’est dit : “C’est bon, là, on veut gagner quelque chose.” C’est le travail de plusieurs années. Depuis que le coach est arrivé, il s’est passé quelque chose.
“Il faut réussir à garder cette façon de penser pour le groupe et ne pas penser de manière individuelle. Même s’il faut se mentir à soi-même et se dire qu’on n’a rien fait
Quel est le rôle de Deschamps dans cette culture de la gagne ? La chose la plus importante qu’il a pu faire avec ce groupe, c’est cet esprit : tout pour l’équipe. Ça fait des années que quand on vient en sélection c’est dans cet état d’esprit.
Il n’y a jamais eu besoin que les joueurs soient recadrés ?
C’est peut-être pour ça que vous avez cherché des leaders. On n'en avait pas besoin. Recadrer pour faire quoi ? (rires) Le danger à venir, peut-être, c’est de ne pas se faire assez mal pour le groupe. Mais, jusqu’à maintenant, pas besoin de recadrer.
On associe toujours une génération victorieuse à un nom… Ça a été Platini, Zidane. On fait quoi pour celle-ci ?
Bah, on met des photos de groupe (rires). Il n’y a personne en une (rires). On met la photo du bus où on célèbre la victoire. On l’a vu, c’est la génération tout pour l’équipe. On n’a pas besoin d’exister individuellement, on existe ensemble. C’est ça, la force de ce groupe. Et, surtout, c’est ça qu’il faut entretenir.
C’est dur d’entretenir ça ? Bien sûr que c’est difficile. À Madrid, je l’ai vécu. Je sais à quel point c’est dur. Il faut réussir à garder cette façon de penser pour le groupe et ne pas penser de manière individuelle. Même s’il faut se mentir à soi-même et se dire qu’on n’a rien fait (sourires). Après notre carrière, on regardera et on se dira qu'on a fait quand même des trucs bien (rires). Quand on a gagné la C 1, la première chose que Zizou dit c’est : “Bon, c’était bien, c’était très bien, mais c’est fini, là on a un autre défi ”.
À titre personnel, vous êtes-vous déjà senti aussi fort que lors de ce tournoi ? En France, non (sourires). C’est ma plus belle compétition. J’ai réussi à faire sous le maillot bleu ce que je fais depuis quelques années à Madrid.
“J’ai connu quelques extraterrestres. Je pense que c’est la première fois que je rencontre un extraterrestre jeune (à propos de Mbappé)
Pourquoi maintenant ? J’ai vingt-cinq ans. En France, on est souvent trop pressés. On ne peut pas demander à quelqu’un de vingt ans d’être un cadre de trente-cinq ans. Quand on arrive tôt comme ça, les attentes sont élevées. On va dire à Kylian que s'il ne gagne pas le Ballon d’Or l’année prochaine, ce n’est pas normal. On va bientôt l’engueuler (rires).
Il est aussi précoce que vous…
Il est plus précoce que moi. Je suis marqué par son intelligence, sa maturité. Par son talent monstrueux.
Qu’est-ce que vous lui donneriez comme conseils ?
Quels que soient les événements, de continuer à garder son rôle pour l’équipe. Il aura certainement plus d’importance au fil des années, mais je lui dirais de ne pas surjouer, de continuer à faire ce qu’il sait faire, sans essayer d’en faire trop et de rester comme il est. Même si la place qu’il prend va grandir, qu’il reste focalisé pour l’équipe et sur son rôle pour l’équipe.
Est-ce l’un des joueurs les plus impressionnants que vous avez rencontrés ?
J’ai connu quelques extraterrestres. Je pense que c’est la première fois que je rencontre un extraterrestre jeune (rires). Normalement, les extraterrestres, je les rencontre quand ils ont 25, 30 ans. Là, j’en ai rencontré un avant vingt ans. Là, tout va plus vite. Quand je parle tactique avec lui avant les matches, je n'ai pas le temps de finir les phrases, il a déjà compris. C’est assimilé.
Revenons à vous. Parvenir à ce niveau en bleu, est-ce une surprise ? Non, je suis content de pouvoir exprimer mes qualités pleinement, avec mon style de jeu, ma personnalité, ma façon d’être, me montrer tel que je suis. J’arrive à un point où, dans chaque domaine, j’arrive à passer des caps importants.
L’Euro, où vous avez été absent (touché à une cuisse, il a dû déclarer forfait), a été une blessure profonde. En quoi cela vous a-t-il changé ?
Ça a été terrible mais vraiment terrible. Les gens qui sont à l’extérieur peuvent trouver ça fort, mais moi je l’ai vécu comme un deuil. C’était LE moment de ma carrière et c’est une blessure qui me rend plus fort mais qui m’a fait très très mal. À partir de ce moment-là, j’ai changé. Je ne vois pas plus loin qu’à très court terme, j’avais trop préparé ce moment-là, ça m’a fait trop mal.
“Quand il faut parler, je suis là, quand il y a des moments durs, je suis là
Vous avez changé aussi votre manière d’aborder votre leadership. Comment avez-vous réussi à imposer votre personnalité ?
Parfois, on me demandait de jouer comme Ramos, de jouer comme un autre, d’être plus agressif, d’être plus ceci, plus cela. Alors que j’ai mon style de jeu, ça ne m’a pas trop mal réussi jusqu’à présent (sourires). On a trop voulu me changer. C’est une fierté sur cette Coupe du monde, on m’a, entre guillemets, accepté comme je suis. On ne peut pas me demander d’être un autre.
On vous demandait d’être Ramos, vraiment ? Et ça m’énerve. Est-ce qu'on demande à Ramos d’être quelqu'un d 'autre ? On le prend comme il est, Ramos. Et moi, aujourd’hui, on me prend comme je suis. Depuis que j’ai sept ans, on dit il est gentil, il est gentil, c’est revenu trop de fois. (Son débit s’accélère.) Mais il y a du caractère derrière. Oui, je suis gentil, mais il n’y a pas que ça. On ne peut pas faire la carrière que je fais, rester au Real Madrid sept ans, sans caractère. Ça n’existe pas ça, ce n’est pas possible. D’un seul coup, là, les gens se sont dit que j'avais montré du caractère, du répondant, mais, vous savez, j’ai connu des galères étant petit, puis en ratant l’Euro 2016, et je suis revenu plus fort. Aujourd’hui, ce caractère-là, il s’est vu, mais je l’ai eu depuis toujours. Quand il faut parler, je suis là, quand il y a des moments durs, je suis là. Quand à la mi-temps de la finale, il y a beaucoup de pression, avec un groupe jeune, et on a senti de la fébrilité, c’est moi qui dis : « Les gars, restons positifs, on gagne 2-1, tout va bien. Même si on a pris le bouillon par moments, c’est fini, les 45 premières minutes sont passées ». Ça, c’est ce que je suis. (Il s’anime.) Quand je vois un défi en face de moi, là, le caractère il se montre.
Vous avez expliqué que le Ballon d’Or n’était pas un objectif. Pourquoi ?
Je vis le foot comme un sport collectif. C’est pour ça que j’ai joué au foot quand j’étais petit, c’est ça que j’aime, c’est l’effort ensemble. Je ne cherche pas plus que ça la lumière. Le Ballon d’Or, ça met vraiment quelqu’un en avant. Si je l’ai, je ne vais pas le jeter ((rires).Mais, quand je regarde ma carrière, je ne me dis pas qu'il faut que je le gagne sinon elle sera ratée. S'il arrive, c’est extraordinaire, magnifique.
Qui le mérite ?
Ça dépend des critères. Si c’est au niveau du palmarès, je me place très bien. Après, est ce que c'est ça ? C’est très difficile pour un défenseur. J’ai vécu des trucs de fou cette année, je ne suis pas à un truc de fou près (rires). »