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Oscar Tabarez, le bâtisseur du rêve uruguayen
Il n’élève pas la voix, ne gesticule pas sur le bord de la pelouse et laisse à d’autres sélectionneurs le soin de faire leur numéro. De son visage buriné n’émane qu’une tranquille assurance, celle de ceux qui en ont vu d’autres et qui savent. A 71 ans, Oscar Tabarez en sait assurément beaucoup sur le football et il ne se lasse pas de transmettre, depuis trente-huit ans que dure sa carrière d’entraîneur. Plus jeune, il a été défenseur et… maître d’école. Il en a hérité le surnom de « Maestro ». Face à la France, vendredi 6 juillet, l’ancien instit se fait un devoir de qualifier pour la deuxième fois « sa » Celeste en demi-finales d’une Coupe du monde.
Devant l’Allemand Joachim Löw, qu’il devance de quelques mois, l’Uruguayen est le sélectionneur le plus résistant, en poste depuis mai 2006. Au sein de l’effectif actuel, seulement trois joueurs ont connu un autre patron sur le banc : Diego Godin, Maxi Pereira et Cristian Rodriguez. En douze ans, Oscar Tabarez a ramené l’Uruguay dans le gotha mondial, après des décennies difficiles : demi-finaliste du Mondial 2010, battu 3 à 2 par les Pays-Bas, et vainqueur de la Copa America en 2011 chez le voisin argentin. Avant lui, la dernière incursion dans le dernier carré des doubles champions du monde 1930 et 1950, en des temps presque immémoriaux donc, remontait à 1970 au Mexique. Sans lui, la Celeste avait manqué trois Coupes du monde en quatre éditions consécutives (1994, 1998 et 2006).
Atteint du syndrome de Guillain-Barré, qui l’oblige à s’appuyer sur une canne, le coach n’en reste pas moins la pierre angulaire de la Celeste
Rien ne semble pouvoir entraver son œuvre sacerdotale. Pas même la maladie, le syndrome de Guillain-Barré, cette maladie inflammatoire des nerfs, qu’on lui a diagnostiquée à l’été 2016. Même appuyé sur sa béquille au bord de la pelouse, Tabarez reste la pierre angulaire du renouveau du football uruguayen. Un maître bâtisseur, qui a quand même dû s’y reprendre à deux fois. En 1988, la quadragénaire prend les rênes de la sélection. Il n’est pas encore prêt. Malgré une finale de Copa America en 1989, il quitte son poste en 1990, après son échec en huitième de finale du Mondial italien (défaite face au pays hôte). Le technicien en profite pour multiplier les expériences en Amérique du Sud et en Europe, avec un passage éphémère sur le banc du Milan AC. Il complète sa formation en étant notamment membre du groupe technique de la FIFA lors de la Coupe du monde 1998.
L’heure du retour sonne en 2006. Après avoir subi un nouvel échec en qualifications pour la Coupe du monde, la Fédération uruguayenne décide de lui confier à nouveau la Celeste. Mais Oscar Tabarez voit loin et amorce une révolution autant structurelle que culturelle. Au lieu de se préoccuper uniquement du haut de la pyramide, il décide de rénover la structure depuis la fondation. « Quand j’ai été engagé, en 2006, pour rebâtir cette équipe, le but était de changer notre manière de penser le football. On a perdu le fil qui nous permettait de transmettre ce jeu de génération en génération, a-t-il raconté pendant le premier tour. J’ai beaucoup réfléchi à ça, comment ramener l’Uruguay sur la carte du football mondial, malgré ses limites démographiques. Et je crois que ces dernières années, on a réussi. »
Coincé entre le Brésil, l’Argentine et l’océan Atlantique, le « paisito » (« petit pays »), comme ses habitants le surnomment avec tendresse, ne compte en effet que 3 millions et demi d’habitants. Avec un palmarès supérieur à des nations comme l’Espagne, la France ou l’Angleterre, l’Uruguay est une anomalie démographique fascinante et qui dure. A tel point que Tabarez aime à répéter que l’Uruguay est « le pays à la plus grande culture foot au monde ». En mai 2006, à quelques jours du premier match de son deuxième mandat, contre l’Irlande, le maître d’école sonne la cloche pour réunir ses joueurs. Capitaine à l’époque, Diego Lugano a encore ses mots en tête qu’il restitue dans un article écrit par ses soins pour le magazine So Foot : « La seule chose que nous allons vous demander, c’est un engagement total et l’adhésion à la cause. On n’y arrivera pas si vous n’avez pas le désir de revivre ce que vous ressentiez plus petits lorsque vous regardiez vos idoles et que vous rêviez de jouer pour la sélection. » Tabarez ne transigera jamais avec le professionnalisme et la discipline.
Douze ans plus tard, le Maestro peut être satisfait de la constance montrée par ses hommes à suivre ce leitmotiv. Après la victoire en huitièmes de finale contre le Portugal, il soulignait cet état d’esprit sacrificiel, inspiré des Charruas, nom du peuple indien exterminé à la naissance du pays : « Ce qui a fait la différence, c’est l’implication incommensurable de tous nos joueurs. Cela fait partie du football tel que nous le concevons. » A son arrivée, Oscar Tabarez décide d’appliquer la même politique, des sélections de jeunes à la sélection A. Il place des hommes de confiance à la tête des différentes équipes d’Uruguay et leur accorde la même importance. « Les jeunes sont la plate-forme pour aller de l’avant. C’est pourquoi il dirige l’équipe première comme celle des moins de 15 ans. Et, plus encore, chaque fois que des jeunes présélectionnés arrivent pour la première fois au centre d’entraînement, c’est lui-même qui se charge de les accueillir et de leur montrer les installations », raconte Lugano, toujours pour So Foot.
Les résultats ne se font pas attendre : les U17 ont atteint la finale du Mondial 2011, imités par les U20 en 2013, battus par les Bleuets de Paul Pogba. Dans les 23 présents en Russie, une écrasante majorité est passée par les sélections de jeunes. La cohérence du projet a permis d’instiller une identité commune à tous les internationaux uruguayens. « Le Maestro a transmis une autre façon de penser le foot. Nos joueurs sont mieux préparés qu’avant, physiquement mais aussi mentalement. Ils sont aussi plus sûrs avec le ballon. Ils n’ont plus besoin de frapper comme il le faisait », analyse Carlos Curbelo, ex-joueur franco-uruguayen passé par Nancy.
Oublié le temps où les footballeurs uruguayens n’hésitaient pas à caresser les tibias adverses. « Au pire le ballon passe, pas l’homme », aimait à dire Julio Montero, rugueux stoppeur dans les années 1960-1970. En 1986, le défenseur José Batista avait établi un record en étant expulsé après seulement 56 secondes de jeu contre l’Ecosse. En 2018, la Celeste n’a pris qu’un carton jaune en quatre matchs. Elle est l’équipe qui a concédé le moins de fautes. Et pourtant, elle est celle qui défend le mieux : un seul but encaissé en quatre matchs (comme le Brésil).
« Le Saint-Graal du foot, pour moi, c’est l’équilibre. Il faut attaquer quand on attaque, et ce n’est pas une abstraction : quand on attaque, c’est parce qu’on a bien défendu avant. Et nous n’avons pas pris de but », a plaidé Tabarez après la large victoire contre la Russie (3-0). Contre les Bleus, à Nijni Novgorod, Oscar Tabarez prévoit déjà de « ne pas laisser d’espaces » aux flèches Mbappé et Griezmann. Avant le tour précédent, il avait assumé avec un rare culot : « Si c’est ennuyeux mais qu’on gagne, on ne se plaindra pas. » Et avec la présence d’Edinson Cavani très incertaine pour la rencontre, le Maestro ne changera pas sa philosophie. L’équipe de France sera à coup sûr moins à la fête que face à une Argentine désorganisée et fragile à en pleurer.